Les quarante-huit replis. Mode et prostitution d’élite dans le Japon d’Edo / Brasero (2023) 


Le long du chemin qui mène à Yoshiwara, quartier réservé de la ville d’Edo, l’on voit des hommes se livrer à d’étonnantes opérations vestimentaires. Certains retournent leur kimono, révélant de magnifiques doublures de soie colorée tandis que d’autres sortent, d’on ne sait où, de fastueuses tuniques dont ils recouvrent leur costume civil. Yoshiwara, ainsi que Shimabara et Shinmachi, quartiers clos de Kyoto et d’Osaka, sont durant l’ère d’Edo (1603-1868) parmi les seuls lieux du Japon où l’on peut échapper aux lois somptuaires et s’habiller au-dessus de son état. La métamorphose s’y pratique sous toutes ses formes : parure exaltée mais aussi dissimulation ou travestissement, puisque l’on y croise, à côté de moines débauchés, se promenant déguisés en médecins afin de jouir tout à leur aise, quantité de figures anonymes dissimulant leur visage sous de vastes chapeaux de paille. Tel est le spectacle du « monde flottant » (ukiyo), monde de la dérive et de la dépense, où les plus illusoires des plaisirs sont embrassés sans retenue. Les prostituées qui y sont enfermées sont elles aussi hors des catégories sociales usuelles du Japon féodal : une femme née dans la classe des intouchables peut, en vertu de sa beauté et de l’éducation qu’elle a reçue, fréquenter des citoyens ordinaires et même des hommes de haut rang. Une grande courtisane a le droit de refuser la clientèle d’un seigneur (daimyô) s’il n’a pas le bonheur de lui plaire, comme le fit la célèbre Takao II. Les contraintes et les hiérarchies, loin de disparaître, prennent donc seulement des formes nouvelles. Le snobisme du monde flottant est impitoyable. Tandis que les samouraïs - classe sociale la plus haute - perdent leur prestige parce qu’ils sont considérés comme rustres et balourds (yabo), les vrais rois des lieux appartiennent à la nouvelle bourgeoisie marchande. Ce sont des hommes riches, cultivés et élégants, à la fois sophistiqués et impassibles, qualités que recoupent avec différentes nuances les termes de « sui », « tsû » et « iki ». Mais ce sont surtout les courtisanes de haut rang qui constituent l’aristocratie locale. Au sommet d’une hiérarchie prostitutionnelle qui est, avec ses nombreux grades, d’une complexité proche de celle de la cour, trônent du XVII e au milieu du XVIII e  siècle les tayû, puis jusqu’au milieu du XIX e  siècle, les oiran. Celles que l’on dit belles à faire s’écrouler les châteaux (keisei) font aussi fi des lois somptuaires, paradant dans des kimonos brodés d’or et d’argent alors même que ceux-ci sont interdits depuis 1617. Leurs prénoms, souvent choisis en référence à la littérature classique chinoise et japonaise, se transmettent de génération en génération, donnant lieu à de véritables lignées. Il y a par exemple onze courtisanes du nom de Takao. Outre ces aristocratismes, elles se singularisent par une forme d’esprit spécifique, le « hari », mélange d’orgueil et d’audace qui leur fait refuser l’argent d’un millionnaire s’il est avancé de façon grossière. En de tels moments, les tayû s’appuient sur la certitude de leur supériorité. Ce sont elles qui font une faveur à leurs clients en les fréquentant et non l’inverse : femmes de haute culture, elles pratiquent l’art de la calligraphie et la cérémonie du thé, jouent du shamisen, du koto ou de la flûte, savent composer des poèmes, ou encore imaginer des arrangements floraux. Leur élégance vestimentaire est à l’image de cette formation d’ensemble : elle est suprême. Mais elle concourt aussi, et c’est là ce qui mérite commentaire, à l’élaboration d’une érotique de la distance où le textile, le geste et l’attitude concourent tous ensemble à l’élaboration d’un même cérémoniel.

Élégances du quartier clos
D’abord, la hiérarchie : les étoffes, couleurs et motifs possibles des vêtements sont fixés pour les différents grades de prostituées, et toutes s’en tiennent à ce qui leur est permis. Leurs coiffures diffèrent également selon leur état. À l’intérieur de ces limites, les détails changent continuellement au long des deux siècles et demi de l’ère d’Edo. Une approximative schématisation du costume des tayû peut toutefois être tentée, qui ressemblerait à ceci : elles portent au moins trois kimonos superposés, un sous-kimono visible, le plus souvent de crêpe rouge (parfois en satin imprimé, notamment à pois) et d’imposantes socques à deux ou trois lames qui font plus de vingt centimètres de haut dans les dernières décennies de leur règne. Depuis que Shigasaki en a lancé la mode en 1740, elles portent leur ceinture (obi) nouée sur le devant. Leur coiffure qui est relativement simple à l’ouverture des quartiers clos se hérisse progressivement de peignes en écaille et de longues épingles, pour venir composer au XVIIIe et plus encore au XIX e  siècle une sorte d’auréole ou de herse circulaire autour de leur tête. Leurs dents sont teintes en noir comme celles des femmes mariées. Et, détail important, elles ne portent jamais de chaussettes, même l’hiver. Elles exhibent avec fierté des pieds qu’elles ont mignons puisqu’elles les poudrent de blanc et se teignent le bout des orteils en rouge, à l’aide d’un jus de fleurs spécial – coquetterie qui devient ascétique lorsqu’elle se détache sur un tapis de neige. Les signes qui les distinguent des femmes mariées sont, au premier chef, l’obi porté devant et le jupon rouge visible sous le kimono. Un tel portrait-type varie infiniment, non seulement dans le temps mais aussi entre chacune des tayû, qui se livrent entre elles à une incessante course à la singularité. Une seule fois par an, elles doivent, pour les festivités du nouvel an, porter publiquement un uniforme – c’est-à-dire une tenue aux couleurs officielles de la maison close à laquelle elles appartiennent. Elles ne le font qu’avec une extrême répugnance et les jours suivants, soit les deuxième et troisième jours de la nouvelle année, elles lavent cet affront au moyen de somptueuses tenues dites « atogi », qu’elles choisissent elles-mêmes et dans lesquels elles paradent cérémoniellement. Durant cette sorte de grand défilé de mode annuel (instauré dans la première moitié du XVIII e  siècle), les surenchères de raffinement, de richesse et d’originalité des habitantes de Yoshiwara attirent une foule nombreuse, parmi laquelle on trouve des femmes mariées venues avec leurs enfants. Même en dehors de ces événements saisonniers, les courtisanes de haut rang s’habillent comme de véritables princesses. Un riche client renouvelle la garde-robe d’une tayû plusieurs fois par an avec des kimonos à la dernière mode, confectionnés dans de somptueux tissus tels que la soie, le satin, le brocart, le velours ou le damas. Ces kimonos s’ornent de divers détails décoratifs tels que broderies, applications, pierres semi-précieusesfeuilles d’or et d’argent. Les délicatesses de détail sont infinies : on voit des étoffesrecouvertes de soie transparente laissant apparaître des applications colorées par-dessous, oubien des kimonos portant des poèmes et passages de textes classiques écrits par de célèbrescalligraphes directement sur le tissu. Dans L’homme qui ne vécut que pour aimer (1682),Ihara Saikaku raconte comment la tayû Kaoru, quatrième du nom, commande à la peintreKanô no Yukinobu « un paysage de plaine automnal sur son kimono doublé de satin blanc etdemande à huit nobles d’y écrire chacun un poème ancien sur ce thème ». À propos de ce« kakémono comme on en voit rarement », l’on entend quelques accusations de gâchis maisaussi des commentaires admiratifs : « puisqu’on est à Kyôto et qu’il s’agit de Kaoru, quellemode audacieuse ! » Une autre tayû décrite par Saikaku, Hatsune, porte « une robe de dessous bleu ciel au ton printanier, une robe moyenne en satin jaune rougeâtre à motif de fleurs de prunier dispersées au vent, une robe de dessus de damas rouge vif avec des dessins appliqués de volants, de battoirs, d’arcs et de flèches à cinq couleurs, brillants comme des joyaux, et des motifs teints d’innombrables cordes sacrées, daphniphylles et feuilles d’amour mutuel, et par-dessus tout cela, une jaquette violette attachée par des cordons écarlates cousus à points perdus et à motif de rossignol chanteur perché sur une branche de prunier sur pied ». Il va sans dire qu’à cette vue, le héros se sent immédiatement « transporté d’amour ». Le succès de ces innovations stylistiques est tel que les courtisanes voient leurs emblèmes personnels utilisés à la façon de griffes de mode : à l’automne 1655, des commerçants chinois ont ainsi l’idée de faire broder sur de la soie une feuille de paulownia, blason de la célèbre courtisane Yachiyo. Leur argument de vente est qu’elle est « la plus grande courtisane du Japon » et que « ceux qui ont du goût achèteront ce tissu à n’importe quel prix 1  ». Si de telles opérations commerciales sont possibles, c’est que, dans un monde où la sexualité ne renvoie pas au péché originel mais à la création du monde à travers l’union du couple divin Izanami et Izanagi, les rapports charnels ne sont pas considérés comme honteux, et les prostituées ont un statut bien moins infâme que dans les pays d’Occident. Quoi qu’en pensent certains moralistes du temps qui manifestent leur désapprobation, il n’est alors pas si scandaleux d’admirer, voire de prendre pour modèle, les apparences de courtisanes. Cela d’autant plus que, si monnayables soient leurs corps et aussi prisonnières soient-elles de leurs maisons closes, les keisei de Yoshiwara sont loin d’être soumises à la seule autorité de la richesse. Les sommes énormes qu’il faut débourser pour passer du temps en leur compagnie ne sont qu’une première étape. Après l’argent, qui coule à flots mais pour lequel elles affichent le plus grand mépris, reste un ensemble de qualités morales ou esthétiques, un ensemble de vertus si l’on veut. C’est ce reste, soit cet inappropriable dans un monde où plus qu’ailleurs tout est à vendre, qui a fait des quartiers réservés et plus particulièrement de Yoshiwara le centre de la vie culturelle et artistique de la période d’Edo, et des femmes qui l’habitent, les reines de son imaginaire.

Printemps sur commande
Ce qui reste, tout autour du simple échange économico-sexuel – et qui fait monter si haut la valeur numéraire et érotique de ces courtisanes –, c’est une liturgie de la distance. Les tayû cherchent, en se faisant les plus lointaines possible, à se différencier au plus haut degré des prostituées de rang inférieur que l’on voit depuis la rue derrière les grilles de bois des maisons closes. D’où une enveloppe textile aussi abondante qu’éblouissante, plus luxueuse encore que celle de l’aristocratie et derrière laquelle la simplicité de la chair devient difficilement imaginable : les écrans vestimentaires hautement artistiques derrière lesquels elles se dissimulent concourent à faire d’elles des créatures supraterrestres, apparemment inatteignables, tant physiquement que psychiquement. En retour, les hommes qu’elles fréquentent doivent en tout point savoir faire montre de détachement. L’échange qui a lieu entre la tayû et son client idéal est, en quelque sorte, un échange admiratif d’indifférence mutuelle. Ainsi le veut l’école de « l’amour surmonté 2logique. Le temps ainsi mis en forme par la ritualisation des rapports entre prostituée et client est celui d’un éphémère infiniment étiré ou, pour le dire autrement, d’une épiphanie distendue. De façon générale, Yoshiwara doit être le lieu d’un fleurissement perpétuel : les filles y ont toujours vingt ans, si ce n’est quinze, après quoi on les remplace ; de même, les cerisiers ne sont visibles qu’en fleurs, après quoi on les arrache. Le soir, les cerisiers sont illuminés par des lanternes, et à une heure du matin, les horloges qui avaient cessé de sonner depuis deux heures sonnent à nouveau onze heures, c’est-à-dire « l’heure du rat » (ne no koku), qui passe deux fois 4 . Se prolonge tant que l’on peut, par ces artifices, tout ce qu’il y a de plus fragile : le désir amoureux, la vision des arbres en fleurs, la durée du creux de la nuit. Ce temps de l’ukiyo, temps à la fois figé et toujours neuf de la frivolité relancée, est aussi celui de la mode. À l’image des rues du quartier où, après les cerisiers en fleurs, on plante des pivoines au début du printemps, des iris au début de l’été, et à l’automne, des érables au feuillage coloré, la garde-robe des tayû se renouvelle avec une régularité constante. Elles considèrent comme une disgrâce de porter deux fois la même tenue en parade sur le boulevard où elles se montrent quotidiennement, le Nakanocho, et acquièrent une nouvelle robe d’apparat tous les mois,. L’admiration ainsi produite renouvelle périodiquement l’écart sensible entre les keisei et leur public d’admirateurs. Être en avance sur la mode, c’est encore une fois être inatteignable. C’est pour cela sans doute que Yoshiwara se maintient comme grand lieu d’invention des styles vestimentaires et capillaires durant toute l’ère d’Edo : le charme des habits et des coiffures doit y renaître sur un rythme aussi soutenu que la splendeur des visages et des corps des jeunes filles. En témoigne une série d’images extrêmement populaire, publiée au milieu des années 1770 par l’artiste Isoda Koryūsai, Hinagata wakana no hatsumoyō, soit Les modèles de la mode : nouveautés aussi fraîches que de jeunes feuilles. Au fil d’une centaine de gravures sur bois, l’on voit toutes les grandes courtisanes des plus importantes maisons closes présenter les derniers modèles de kimonos. Les prostituées et leurs vêtements, proposés simultanément au désir, répondent aux mêmes critères : les « vendeuses de printemps » portent des modèles « aussi frais que de jeunes feuilles ». La nouveauté des femmes et des modèles vestimentaires se renforcent l’une l’autre. Entre le corps et l’habit circule une même fonction du renouvellement saisonnier et de vitalité retrouvée, venant relancer, une fois de plus, l’errance cyclique du temps des quartiers clos. Les « images du monde flottant » (ukiyo-e), genre extrêmement populaire auquel appartient la série de Koryūsai, rendent fréquemment lisible une telle solidarité entre les mondes de la prostitution et du commerce textile. Nombreux sont les maîtres de l’ukiyo-e célèbres pour leurs portraits de courtisanes ayant également créé des motifs de kimono ou de kosode (son ancienne forme). Ainsi de Nishikawa Sukenobu (1761-1750), de Katsushika Hokusai (1760-I849) ou encore de Hishikawa Moronobu (1618-1694) qui publie différents livres de patrons dont Kosode no sugatami (Kosode dans un grand miroir) en 1683. Au-delà du cas du graveur créateur de nouveaux motifs vestimentaires, les associations entre imprimeurs, artistes et maisons de kimonos sont fréquentes. Il est n’est pas rare de voir paraître le sceau d’un magasin sur une « image de beauté » (bijinga), portrait de jolie femme qui constitue l’un des  ». La meilleure façon de se délecter d’un rendez-vous difficilement obtenu et ardemment désiré est par exemple de l’annuler, ou de s’y rendre et de ne pas toucher la tayû. Tout cela d’un air désinvolte mais néanmoins irrésistiblement courtois, et en arrosant la maisonnée de pourboires. La question n’est pas ici de satisfaire le désir, mais de le prolonger et d’habiter cette prolongation. Aux courtisanes de haut rang, l’on achète moins la jouissance d’un corps que la saveur d’un temps d’attente : les deux heures du trajet en bateau pour se rendre dans le quartier situé à plusieurs kilomètres de la ville d’Edo ; les semaines voire les mois de patience avant d’obtenir un premier rendez-vous dès lors que l’on veut connaître une prostituée du plus haut grade ; les heures vides qui s’écoulent lorsque, la première fois, celle-ci ne dit pas un mot et ne vous regarde même pas ; le temps d’avant le deuxième, puis le troisième rendez-vous lors duquel, on pourra, peut-être, enfin la posséder ; les heures avant son arrivée, et celles passées à la voir s’avancer, de son pas rituel à la lenteur extrême. L’hédonisme du monde des plaisirs de l’époque d’Edo est loin de celui que nous connaissons aujourd’hui. Sa frivolité ne se complaît pas dans la consommation compulsive mais recherche au contraire un « érotisme d’avant l’orgasme 3  ». Leur habillement, plus pudique que provoquant, s’inscrit dans cette sous-genres à succès de l’ukiyo-e et où la présence des prostituées de haut rang est systématique, si bien que, jusqu’au milieu du XVIII e siècle, toute élégante qui constitue l’unique objet d’une peinture est a priori une courtisane 5 . Si les estampes n’ont pas toujours une fonction publicitaire ou commerciale aussi directe, elles ne manquent pas d’exercer, par leur force de diffusion des styles, une influence constante sur la mode du temps. Vendues sous formes de recueils parfois luxueux ou bien à l’unité pour des prix pouvant être fort modiques, elles intéressent un vaste public à la fois masculin et féminin en mêlant différents motifs de désir. Elles tiennent ainsi tout à la fois lieu de gazette mondaine, de magazine de mode, d’images érotiquement suggestives et de catalogue de maisons closes. Carrefour de toutes les curiosités, pour ne pas dire de tous les vices, elles constituent le corpus charmeur et torturant de ce qui fait rêver la foule mais n’est accordé qu’à quelques-uns. C’est assez dire que la publicité qu’elles engendrent n’est qu’une autre façon de renforcer l’éloignement par lequel des femmes, que l’on sait admirées de tous, se font plus attirantes encore.

Le pas de la sirène
L’un des thèmes favoris de ces « images de beauté » est celui de la courtisane « en parade » ou « en promenade ». Ces déambulations publiques des tayû s’effectuent lors de certains moments cruciaux tels que la rencontre avec un client dans une maison de rendez-vous, ou au moment de festivités saisonnières comme le nouvel an, mais aussi, tous les jours, à l’aurore, le long de l’allée centrale de Yoshiwara. La parade quotidienne est un privilège des courtisanes de haut rang. Occasion d’exhiber leur beauté, de faire de la publicité à leurs maisons closes respectives ainsi qu’à leurs protecteurs, certes. Mais ce défilé de mode journalier que l’on appelle le « voyage » des courtisanes est aussi une cérémonie hautement chorégraphique, irréductible à la simple exposition de possessions de luxe. La parade se fait selon les normes strictes de la démarche « en huit » (soto-hachimonji), fruit d’un travail d’apprentissage sur plusieurs années. Cette dernière existe en deux variantes : le huit intérieur, né dans le quartier réservé de Kyoto, Shimabara, et le huit extérieur, né à Yoshiwara, réputé plus difficile encore. Certains parlent au sujet du « huit extérieur » d’un « pas flottant », d’autres d’un « pas silencieux et glissant », d’autres encore d’une « ondulation majestueuse ». Une historienne le décrit en ces termes : « un pied avançait d’environ quinze centimètres, mais sans toucher le sol ; il décrivait un demi-cercle vers l’extérieur et revenait au point de départ, puis faisait un pas en avant. L’autre pied avançait, tournait en demi-cercle vers l’extérieur, puis avançait. Le pas suivant commençait avec le pied qui venait d’être posé 6  ». Cette démarche hautement codifiée est une remarquable façon de ne jamais cesser de reculer alors même que l’on avance. De fait, chaque pas étant précédé par une feinte, toute avancée se présente d’abord comme un semblant d’avancée, suivi d’un reflux. L’art de la distance propre aux grandes courtisanes donne leur forme aux moindres mouvements de leurs corps, sculptant jusqu’à leur inscription dans l’espace et dans le temps. Leur « démarche en huit » signifie avec force que l’important n’est pas d’aller quelque part, mais de faire durer le trajet le plus longtemps possible, ou plutôt de le singulariser, de le qualifier esthétiquement pour lui donner une valeur propre. C’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de savoir où l’on va – puisque l’on ne fait de toute façon que se livrer à des aller-retours rituels, et que l’on est même sous le joug d’une interdiction formelle d’aller où que ce soit – mais comment l’on y va, soit en dansant, en ouvrant artificiellement les distances sur l’infini. Ihara Saikaku raconte qu’une courtisane pouvait mettre plus de deux heures à aller d’une maison close à une maison de rendez-vous, donc à parcourir une distance d’à peine cent-cinquante mètres. Inscrivant un modeste trajet quotidien dans la circularité dessinée par le mouvement répété des pieds, la démarche des courtisanes devient elle aussi le lieu d’un étirement du temps, jusqu’à sa suspension. Nombreux sont ceux qui parlent du caractère fascinant de ce spectacle. Le mot « dochu » qui désigne cette parade qualifie aussi la procession périodique des daimyo depuis leur domaine jusqu’à la capitale, marche cérémonielle visant à renouveler de façon régulière et par une sorte de mise en scène théâtrale, leur légitimité politique et leur autorité sur leurs vassaux. Yoshiwara ayant des rues nommées Edo et Kyoto, la procession d’une courtisane se trouve symboliquement comparable à celle d’un grand daimyo. Cette réinscription d’une liturgie politique dans le microcosme du quartier clos dit assez ce qui se joue pour les courtisanes dans leur art de la marche, soit la forme même de l’actualisation de leur pouvoir. Sur les innombrables ukiyo-e qui représentent la singulière promenade, on voit, accompagnées de leur suite, les tayû dans des positions légèrement contournées, le corps délicatement penché en avant ou en arrière, regardant autour d’elles, de biais ou derrière leur dos. Elles sont à la fois mobiles, fluctuantes et pesantes : flottantes une fois de plus, elles sont aquatiques. Comme Jacqueline Lamba, sirène d’aquarium dont André Breton tomba amoureux, même lorsqu’elles marchent, « elles ont l’air de nager ». À propos du pas de l’oiran, la romancière Matsui Kesako écrit : « À chaque pas, son corps semble flotter de bas en haut puis de haut en bas, comme si elle était en bateau ». De très anciens rapports métaphoriques entre les courtisanes et la mer, liés à l’histoire de la prostitution en barque ou sur les rives autant qu’à une imagerie aquatique de l’impermanence et de l’incertitude, trouvent dans ce pas ondulant un nouvel écho. Mais, flottantes, les courtisanes le sont aussi par la forme d’un costume qui crée autour d’elles comme un bouillonnement d’écume. Santô Kyôden, auteur des Quarante- huit méthodes pour acheter des putains (1790) parle ainsi de la tenue d’une tayû : « son vêtement était de crêpe écarlate, garni de satin violet et bordé de fils d’or et d’argent, donnant l’impression de vagues se brisant sur le rivage ».

Les quarante-huit replis
Sous le luxueux habit aquatique, d’autres habits, des couches et encore d’autres sous-couches textiles qui n’en finissent pas. Le phénomène se fait de plus en plus marqué au fil de l’ère d’Edo : à la fin du XVII e  siècle, on aperçoit trois strates de vêtements, à la fin du XVIII e , les élégantes montrent cinq ou six épaisseurs de motifs différents, et au milieu du XIX e  siècle, les descendantes des tayû qui s’appellent désormais des oiran exagèrent le volume des kimonos accumulés jusqu’à sembler porter, dans les années 1850, de véritables armures. Les angles se font plus nets, la silhouette rigide, hautaine et combattive. Mais ces tardives oiran d’allure guerrière (sans doute d’autant plus orgueilleuses que leur prestige décroît) laissent encore passer sous les strates de leurs imposantes tenues un pan de lingerie fine. Citadelles imprenables derrière leurs monceaux de tissu, elles ont soin de montrer, au bas de leur vêtement, une fragile langue de crêpe ou de soie froissée, rouge de préférence, que l’on voit sur d’innombrables images entre les épais rideaux de théâtre de leur costume. L’effet obtenu est des plus suggestifs : elles semblent figurer des vulves géantes en promenade. De façon moins grandiose, les ouvertures des manches, béances en forme d’amande, stratifiées et elles aussi doublées de rouge, constituent dès le XVII e  siècle une image textile affriolante, faisant de la rencontre des manches de deux amants un sommet d’érotisme. Une croyance largement répandue au Japon réputait alors la paroi du sexe féminin composée de quarante-huit replis.  De ce feuilletage labyrinthique, le costume des tayû offre une spectaculaire image textile.Celles que l’on appelle les « filles-fleurs » ont une tenue aussi profuse et complexe que lescoroles des roses ou des pivoines qui ornent selon les saisons les rues du quartier. Leur tenueest un dédale, une énigme matérialisée et posée sous forme vestimentaire : elle est unedirection qui s’affirme et se nie dans un même mouvement, puisque que ce que la masserigide des kimonos superposés repousse, la lingerie fine l’attire. En cela, ces « quarante-huit replis » renvoient peut-être aux infinis détours et étapes de l’initiation spirituelle, par exemple à travers les quarante-huit fautes mentionnées par le Soutra du filet de Brahma, ou les quarante-huit vœux du bouddha Amitabha. Il existe en outre à l’époque d’Edo des temples à circonvolutions, les sazaedô, où l’on effectue un pèlerinage en miniature. Ces temples labyrinthiques sont aussi des « temples-coquillages », littéralement : « temples en forme de turbo cornu ». Soit, pour un esprit mal tourné, des temples suggérant par leur forme les circonvolutions du sexe féminin. Un ensemble de rapports métaphoriquesentre labyrinthe charnel et parcours spirituel se laisse imaginer, jusqu’au Grand miroir de lavoie de l’amour (Shikidō ōkagami) publié par Fujimoto Kizan en 1678, œuvre qui raconte etglose, en dix-huit volumes, le trajet initiatique de l’auteur dans le monde de l’amour vénal. Comme l’indique le terme de « voie », familier du vocabulaire confucianiste et bouddhiste, la fréquentation des prostituées y atteint une dimension sinon religieuse, du moins fortementéthique. Kizan détaille avec précision vingt-huit étapes de l’éducation sentimentale masculine que vient couronner la fréquentation d’une tayū, dont l’étreinte (comme l’arrivée au sommet du temple-coquillage 7 ) fait connaître l’illumination suprême. Le labyrinthe textile des kimonos vient alors figurer, en même temps que renforcer en tant qu’obstacle, un parcours de régénération spirituelle. Les « quarante-huit replis » compris comme tours et détours se retrouvent d’ailleurs dans les séries de normes et d’interdictions que tayû et oiran respectent en chacun de leurs actes : ainsi de leur marche qui avance et recule à la fois, ainsi aussi des rendez-vous silencieux, des périphrases dont elles usent pour remplacer certains mots interdits, de la nourriture qu’elles s’abstiennent de manger devant les hommes, ou encore, de l’argent qu’elles ne touchent jamais de leurs propres mains. Chacun de leurs gestes se feuillette en d’infinies variations sans jamais atteindre ou révéler le centre perdu que serait un introuvable « naturel », soit le calice de la fleur derrière toutes ses pétales. Après le « pas flottant » de la parade, la marche prend par exemple lorsque la tayû arrive dans une maison de rendez-vous, la forme nouvelle et non moins artificielle, d’un « pas sautillant », puis se transforme en « pas dérobé » lorsqu’elle va vers le salon et enfin, en « pas accéléré » lorsqu’elle monte l’escalier. Dans ce mille-feuilles de conventions, rien n’est à découvrir derrière les attitudes apprises si ce n’est le vide que l’on trouve derrière tout masque mais qui, s’il se montrait tel qu’il est, ne saurait susciter le désir. L’objet de l’attirance érotique y est, plus que le corps lui-même, l’habit. Ou si l’on veut, la convention gracieusement maîtrisée, plutôt qu’une impossible nudité : « au Japon ce qui est le plus important c’est ce qui est caché. Si bien que le nu n’accèdera à sa propre valeur que sous le vêtement 8  ». C’est pour cela que les gravures pornographiques du temps, les « images de printemps » (shunga) montrent presque toujours des couples enlacés sous une débauche textile, comme si deux garde-robes faisaient l’amour. Un fait qui mérite à ce point de vue d’être mentionné est l’influence dans le domaine des apparences, durant l’époque d’Edo, des acteurs de théâtre kabuki spécialisés dans les rôles féminins, les onnagata. La féminité hautement codifiée de ces derniers séduit largement le public du monde flottant. On copie leurs coiffures, la forme de leurs manches, leurs ceintures ou les motifs de leurs kimonos. Certains onnagata comme, par exemple, à la fin du XVIII e  siècle, Segawa Kikunoji III ouvrent même des boutiques de cosmétiques très courues. L’influence de leur style sur le vestiaire des courtisanes est connue. Sans doute le corps secondaire que se créent ces acteurs – corps textile, cosmétique et gestuel– a-t-il eu quelque responsabilité dans l’artificialité croissante de l’allure des tayû et dans la dissimulation de plus en plus accentuée de leur chair. Car, fières au XVII e  siècle de la fraîcheur de leur peau nue, elles se retrouvent au XIX e  siècle outrageusement maquillées. De même, leurs coiffures d’abord simples deviennent de véritables constructions architecturales ; et si, au XVII e  siècle, lors de leur parade, elles jouent à montrer leurs mollets, elles les dissimulent ensuite sous leurs énormes costumes.Les incessants concours de féminité entre courtisanes et onnagata 9 montrent bien de quellenature antinaturelle est la séduction qu’exercent les reines du quartier réservé. La « forme dela femme », traduction littérale d’onnagata, compte au fond plus qu’une anatomie dont unvêtement suffit à reproduire l’image. À Yoshiwara comme sur la scène du théâtre, c’est le jeu d’une manche plus encore que la forme d’un bras qui laisse rêveur l’amateur. On fait la cour à une collection de gestes et d’attitudes, à une façon d’avancer le pied et de faire jouer le bas de sa robe. Il n’y a rien derrière les vêtements des courtisanes, de même qu’il n’y a rien après les cérémonies d’approche auxquelles elles se livrent avec leurs galants. Du moins, rien de remarquable. Seul importe le temps d’avant, le temps suspendu de la parade et de la distance préservée. Comme l’écrit Miklós Szentkuthy, « l’amour se complait dans des rites sociaux de caractère sadique ; il n’est ni physique, ni psychique, il se borne à exprimer la folle décadence liturgique de la société : poèmes, correspondance sans fin, monstrueuse accumulation de vêtements, de fards et de chignons, paravents érigés en barricades, visites d’État nocturnes, femmes toujours invisibles derrière les rideaux, tout cela relève, sans doute, de la maladie, tout en étant la manifestation de la franchise : ces Japonais n’avaient pas peur de s’avouer que l’amour ne peut pas être autre chose. »

1 Teruoka Yasutaka, “The Pleasure quarters and Tokugawa culture”, in C. Andrew Gerstle (dir.), Eighteenth Century Japan :Culture and Society, Allen & Unwin, 1989, p. 11.2 Robert Guillain, Les geishas ou le monde des fleurs et des saules, Arléa, 1988, p. 88.3 Alain Walter, Érotique du Japon classique, Gallimard, 1994, p. 86.4 Timon Screech “Going to the Courtesans : Transit to the Pleasure District of Edo Japan”, dans Martha Feldman et Bonnie5 Hiroyuki Kano in Hélène Bayou (dir.), Images du monde flottant. Peintures et estampes japonaises XVII e -XVIII e siècles,catalogue d’exposition, Éditions de la RMN, 2004, P. 124-125.6 Cecilia Segawa Seigle, Yoshiwara. The glittering world of the Japanese Courtesan, Honoloulu, Hawaï University Press,1993, “Appendix A : Procession of courtesans (Oiran dochu)” (ma traduction).Gordon (dir.), The Courtesan’s Arts. Cross-cultural perspectives, Oxford University Press, 2006, p. 274.
7 Martine Carton « Un labyrinthe japonais : le sazaedô. Une présentation des temples-coquillage de l'époque Edo », Ebisu, n°23, 2000, pp. 95-116, p. 107.
8 Hisayasu Nakagawa, Introduction à la culture japonaise, PUF, 2005, p. 101.9 Patrick De Vos, « Onnagata, fleur de kabuki », Bouffonneries, n°15/16, pp. 95-137, 1983.



Patrick Mauriès / MAGAZINE (2023) 



Écrivain, éditeur, journaliste et collectionneur, Patrick Mauriès a publié plus d’une cinquantaine d’ouvrages. A côté de la littérature et de l’art, la mode a toujours été pour lui Second manifeste camp, 1979) et l’un Pages arrachées à un journal de mode, 2023) s’y attachent notamment. Portrait partiel, bribes de conversation, autour de cette fidélité au frivole.

Patrick Mauriès conclut un jour une notice autobiographique par les mots « n’a aucune idée de comment il a pu en arriver là ». Quelques indices, pourtant : s’il passe en 1973 le concours de Normale Sup (qu’il obtient me dit-il « par accident ») et quitte alors Nice pour Paris, c’est avec l’idée de suivre le séminaire de Roland Barthes dont l’œuvre l’a
introduit à la littérature. Il se lie bientôt d’amitié avec le maître, qui dépose aux éditions du Notes on Camp de Susan Sontag, 1964). Son premier livre est ainsi publié en 1979, parfait destin accidentel
ou du moins involontaire pour un texte pensé comme geste gratuit (« on n’écrit sur le camp que par inadvertance, par laisser-aller », peut-on y lire). Grâce à la revue du Promeneur qu’il lance au début des années 1980 – inspirée des gazettes du XVIIIe siècle telles que The Rambler du Dr. Johnson – il rencontre ensuite l’éditeur Franco Maria Ricci dont il devient un proche collaborateur. Il publie des auteurs italiens ou britanniques souvent méconnus en France, participe à la fondation des éditions Rivages et Quai Voltaire, puis fonde sa propre maison, les éditions du Promeneur, bientôt rattachée à Gallimard. Et ne cesse, durant tout ce temps, d’écrire : Apologie de Donald Evans (1982), Le Mondain (1984), Choses anglaises (1988), Le vertige (1999), entre autres. Il avance sans plan de carrière, mais guidé par un goût affirmé pour certaines formes littéraires et artistiques qui viennent susciter une série de rencontres déterminantes : les historiens de l’art Federico Zeri et Mario Praz, les « petits-fils de l’ingénieur » dans le sillage de l’écrivain Carlo Emilio Gadda, la designer et créatrice de bijoux Line Vautrin, le designer Piero Fornasetti, le couturier Christian Lacroix, le graveur Éric Desmazières… Au fil de ces amitiés naissent des projets de livres ou d’expositions, à chaque fois guidés, comme il le dit, par la valeur capitale qu’est l’admiration. Si Patrick Mauriès ne sait pas exactement où il va, il sait parfaitement ce qu’il fait et surtout ce qu’il défend. Soit en premier lieu une littérature de la persistance rhétorique, réhabilitée par le Promeneur avec des choix éditoriaux allant de Sir Thomas Browne à Pierre Klossowski en passant par
Pierre Herbart ou Olivier Larronde. Cette littérature séductrice et secrète, propice aux « thèmes adjacents et stériles » de Browne, fleurissait encore dans les années 1970. Au moment où il prend le métier d’éditeur – et c’est pour y remédier qu’il le fait – elle se trouve
être en train de disparaître, au profit de ce qu’il lui faut bien appeler un abominable culte de la transparence. Selon les mots de son ami Giorgio Manganelli, il comprend « la littérature comme mensonge » ou comme « cet inutile et prestigieux étendard, ce manteau, ce suaire
qui ne coïncide pas avec le corps, cette gaine inexacte et fastueuse », où « tout est exact mais tout est faux ». À ce premier combat s’ajoute une critique de la notion de canon et des hiérarchies culturelles communes, le portant à éditer ce que l’on pourrait appeler des
classiques secrets – textes ou auteurs majeurs en attente de reconnaissance – et à défendre des artistes oubliés, n’entrant pas dans les grilles de lecture propres à l’histoire de l’art actuelle. Ainsi de sa récente exposition sur le courant des « Néo-romantiques » au Musée Marmottan Monet. Il refuse donc à raison le qualificatif brumeux d’esthète, puisqu’il a toujours été un militant : il lui aura fallu trente ou quarante ans de ténacité pour voir acceptés certains de ses sujets ou auteurs. « Le voilà contraint à un manifeste de plus, alors que seule l’intéresserait l’idée d’un faux ; et le manifeste du mineur » écrit-il dans l’Apologie de Donald Evans.

Dans cet « engagement politique et moral » se trouve l’origine de son intérêt pour la mode. Ce sujet indigne lorsqu’il commence à s’y intéresser participe également de stratégies inactuelles des rhétoriciens. Il l’affirme dans sa postface aux Pages arrachées à un journal de mode, publiées cette année : « La mode ressortit, comme la rhétorique, à l’ordre du cosmétique, à la manipulation et au jeu avec les apparences. » Outre cet aspect de masque et sa puissance de dissimulation, elle trouve surtout son intérêt, me dit-il, dans son appropriation et sa réinterprétation ludique par des personnalités remarquables. D’abord passionné par la figure littéraire du dandy, puis par Andy Warhol et sa cour de jeunes gens désabusés (« monde de libertines et de roués, de gigolos et de travestis voués au seul culte du maquillage et du plaisir, à une lente dérive dans l’indifférence » lit-on dans son Roland Barthes, 1992), il mentionne l’une de ses actrices, Candy Darling (un temps sujet d’un livr rêvé), mais aussi Tina Chow ou Hélène Rochas. Chez tous ces personnages singuliers il voit une forme de « souveraineté », c’est-à-dire d’indépendance nonchalante, d’affirmation tranquille de soi. C’est cette maîtrise achevée de l’art du détachement qu’il glose déjà dan son Second manifeste camp, consacré à un courant de sensibilité délicieusement désabusé, qui met « tout entre guillemets » et trouve l’un de ses préceptes fondateurs dans la phrase d’Andy Warhol « C’est merveilleux, c’était tellement ennuyeux ! » Sans doute la souveraineté dont il parle est-elle aussi, au sens de Georges Bataille qu’il a beaucoup lu, une façon d’être apparemment sans projet : « Ce qui est souverain en effet, écrit Bataille, c’est de jouir du temps présent sans avoir rien en vue sinon ce temps présent. » C’est en cela que la mode l’intéresse, comme lieu d’apparitions habitant un présent absolu, galerie de figure marquantes et inimitables, maîtresses d’un théâtre du quotidien. Il insiste une fois encore sur la question de l’admiration, et sur sa différence avec le suivisme dont les phénomènes d mode sont familiers. D’un côté, une relation active et réciproque, de l’autre un rapport d’adhésion à la fois total, sans distance, et unilatéral.
Il admet que penser la mode en de tels termes – individualité, souveraineté, admiration – revient à rejeter une grande partie de ce qu’elle est, soit un instrument de l toute-puissance du nombre et d’un culte aveugle du présent. Ce n’est pas que les créateurs actuels ne l’intéressent pas – il cite Iris Van Herpen, Alessandro Michele, John Galliano –, mais plutôt que la structure économique et médiatique du monde de la mode, durant ces dernières décennies, a pris une forme où il devient selon lui de plus en plus difficile d’écrire des histoires individuelles. Lorsqu’il découvre Paris, l’époque est encore au bricolage et à l’improvisation. Les designers (qui s’appellent alors des stylistes) sont accessibles : il n’est pas difficile de croiser Gaby Aghion, Karl Lagerfeld, Kenzo Takada ou Jean-Paul Gaultier. Il s’agit d’un petit milieu parisien, et qui veut le voir de près doit seulement se poster au Flore avec un peu de patience. L’on est avant le changement d’échelle provoqué par les grands groupes, l’entrée en bourse des marques et la médiatisation croissante des designers. Soit avant l’ère des idoles, celle des designers stars et des top models, mais aussi avant la sacralisation des grands morts et de leurs « héritages » sur lesquels on capitalise activement. C’est à cette époque que Patrick Mauriès écrit Le Mondain, livre étonnant où tout objet de style est digne de glose, ainsi par exemple de la santiag : « Loin de trouver, comme les tennis, à s’intégrer dans un certain type de tenue (sport, décontractée), la santiag rest éternellement juxtaposée – elle est de l’ordre de l’anacoluthe… » Historien de sa propre époque, il commente le nombre de battements par minute des tubes disco, l’apparition du BCBG et la nouvelle valeur du « basic ». L’ensemble forme un conservatoire analytique de futilités disparues : « La mondanité, contenue, donc, dans une soie aux larges rayures, en vogue une saison ; une inflexion de voix ; le décor flamboyant d’une boite détruite depuis ; les effluves de parfum d’une inconnue, indissociablement mêlée au souvenir d’une fête d’un spectacle, d’une réception ; un pas de danse ; des chaussures dont les talons de plastique transparent contenaient des poissons rouges : signes brusquement (irrationnellement) conducteurs, liés peut-être à l’entrée de chacun dans le Monde, résumant tout entier. »
De telles pages ne n’inscrivent pas, on le voit, dans la lignée du très rigide Système publié par Barthes en 1967. À la sémiologie, la sociologie ou l’histoire – toutes trop extérieures à leur objet –, Mauriès dit préférer les textes d’écrivains, seuls capables d garder la saveur et l’esprit d’une époque : Rétif de la Bretonne, Colette, Louis-Sébastien Mercier, Jean-Jacques Schuhl ou encore Louise de Vilmorin, dont il a édité au Promeneur un recueil d’articles de mode. Chez Barthes, ce sont plutôt les Mythologies qui ont compté pou lui, où la relation entre l’écriture et son objet reste organique, plus poétique (on peut y lire, à propos de Greta Garbo, que ses yeux « noirs, comme une pulpe bizarre, mais nullement expressifs, sont deux meurtrissures, un peu tremblantes »). Il en retient surtout une capacit de s’arrêter sur certains détails apparemment anodins du présent, où vient se manifester un surplus de sens et, de ce fait, une ouverture du domaine de la théorie à toutes sortes de matières auparavant considérés comme indignes. Se crée alors une disparité entre l’obje apparemment dérisoire et son traitement extrêmement attentif, dans un style très digne : ainsi de la santiag du Mondain ou de l’art japonais de la découpe du concombre dans l’Empire des signes. Cette disparité s’est longtemps retrouvée dans la position de Patrick Mauriès, pris à la jonction de deux mondes restés hermétiques l’un à l’autre : « Oh là là, il doit être très ennuyeux ce Barthes… », disait souvent son ami Karl Lagerfeld. S’il a payé pour cela le prix d’un certain isolement dans les différents milieux où il évoluait, il m’assure aussi que cette position d’entre-deux est la seule qu’il ait pu assumer. Comme les écrivains et artistes qui ont compté pour lui, il avance sur un chemin de traverse qui croise souvent le cœur de l’époque mais sans jamais se confondre avec lui. C’est-à-dire que s’il s’est toujours intéressé à la mode, il n’a jamais cherché à être lui-même à la mode (adolescent, il allait jusqu’à rêver de « l’insuccès comme souverain titre de gloire »).

Dans les Pages arrachées on retrouve, à l’échelle de brèves chroniques publiées dans le Jardin des modes, un autre forme de cette saisie du minuscule dont il est familier. Les années 1990 s’y redécouvrent au fil de notations sur le vif, réflexions de circonstance et potins périmés qui sont autant des papillons en vitrine : en avril 1991, « à Milan, me dit une source autorisée, on murmure que Philippe Starck aurait abandonné le design pour s’adonner à l’ostréiculture… » ; deux ans plus tard, « les corsages remontent, les tailles s’abaissent, les vestes s’entrouvrent, les voiles dévoilent, on s’extasie sur les nombrils », tandis qu’en septembre 1994, on s’interroge face à un certain retour à l’ordre esthétique : « En sommes-nous au post-néo-baba ? » Au fil de ce qu’il appelle dans sa postface une « archéologie du frivole », ressuscitent à tour de rôle le néo-psychédélisme du groupe Deee-lite, les prémices de la moralisation de la consommation, la collection de Christian Lacroix inspirée de lady Diana Cooper, « la mode rahat-loukoum » de Rifat Ozbek, le triomphe de la veste « à la Nehru » dans le vestiaire masculin, l’Afrique mondialisée de Xuly Bët, le retou des sabots et l’apparition du baggy… Certains détails semblent bien lointains (la « World Fashion » et les codes ethniques maniés en toute ingénuité), mais d’autres donnent l’étrange impression d’un temps qui ne voudrait pas passer, comme l’éternel retour des années 1970, dont la récurrence semble tellement systématique depuis trente ans qu’ellesfinissent par en ressembler à un purgatoire esthétique dont ne parviendrait pas à s’extraire notre imaginaire.
Avec ces éphémérides hors d’âge, on se situe, Mauriès l’écrivait déjà à propos du camp, « dans une frontière très mince où ce qui est mort renaîtrait cependant pour papote un court moment ». Il est vrai que la sensibilité au frivole s’incarne chez lui, plus encore qu’en un goût de l’extrême contemporain, dans celui de l’anachronique. L’intéressent les mondanités révolues, les vies oubliées et les figures obscures de littérateurs du XVIIe siècle, tombées non seulement hors de mode mais souvent hors du domaine de la mémoire. Peut-être ces choses anciennes sont-elles doublement futiles, puisque défuntes en sus d’être minuscules ; mais elles sont aussi, malgré elles, toujours un peu plus graves que l’engouement du jour, par la face usée qu’elles présentent à celui qui vient les déterrer.
C’est ici que l’intérêt pour l’éphémère se teinte de mélancolie, et que la contemplation de styles passés aussi bien que présents se fait memento mori. Dans Les fruits du hasard, récit publié en 2001, Mauriès parle du « sentiment crépusculaire » des écrivains dont il se sent proche, comme W. G. Sebald, poète du détail infime (poussière, verre renversé, soieries d deuil) et de la destruction historique. Parmi les ouvrages qu’il édite au Promeneur, les Urnes funéraires de Browne, In memoriam de Stéphane Audeguy ou les Frères Holt de Marcia Davenport parlent chacun à leur façon de cette sensibilité ; de même que certains de ses gestes d’écrivain, comme la résurrection de la « forêt », genre littéraire fragmenté et hétéroclite issu de l’Humanisme, qu’il reprend dans les Fragments d’une forêt, publiés en 2013. Il y a là un autre aspect de la tradition littéraire à laquelle il se rattache puisque, comme il l’écrit dans l’Apologie de Donald Evans : « La rhétorique est indissociable de cett dialectique de mémoire ; elle ne cesse de rappeler à la vie, de ramener au présent des noms perdus ; pour les faire jouer ; ou encore – ce qui est équivalent –, elle est peuplée de spectres. » On n’est alors pas si loin de la mode qu’on pourrait le penser. C’est une certitud pour lui, les plus grands créateurs de mode ont aussi été les plus profondément doués de mémoire : Yves Saint Laurent, John Galliano, Vivienne Westwood, ou même Martin Margiela créent tous dans une atmosphère saturée de références historiques. Les podiums, eux aussi, sont peuplés de spectres. La mode, en procédant par collage et par réminiscence, se rapporte bien souvent à une vision rêvée du passé le plus immédiat, celui de la génération précédente : ainsi, me dit Patrick Mauriès, bien avant nos récents revivals des années 199 et 2000, de tous les créateurs ayant eu pour obsession de ressusciter l’époque de leur mère, de Dior à Christian Lacroix en passant par Balmain. Comme l’écrivait Walter Benjamin : « Les modes sont un médicament destiné à compenser à l’échelle collective les effets néfastes de l’oubli. Plus une époque est éphémère, plus elle est dans la dépendance de la mode. » Semblable à la rhétorique, pour revenir à notre premier point de comparaison, la mode l’est donc encore une fois par cette pulsion archéologique se muant en art de la citation et d l’assemblage de références. Dans les deux cas c’est une pulsion mémorielle, mais aussi une sensualité, une délectation historiciste qui est en jeu. Plaisir de la citation dont parlait Emerson dans « Quotation and Originality » en la comparant à un mouvement de succion  on connaîtrait en s’y adonnant une sorte de bonheur physique, comparable à celui d mammifère allaité ou de l’insecte butineur ; autre façon de rendre sa corporalité à la pratique de la citation. Mauriès parle quant à lui d’un « opéra » ou d’une « chorégraphie de références » : discours détourné fait de mots rapportés – ne parlant qu’entre les lignes d’u collage, par le choix d’un auteur, ou sa juxtaposition avec un autre – mais qui dit pourtant beaucoup de celui qui le porte, tant par sa qualité poétique que par sa puissance à rendre vie au pass.





Le Polichinelle portatif ou Encyclopédie Polichinelle abrégée en un feuillet (2023)



Texte édité pour la 10e édition du festival Théâtre à Villerville. Mis en page par Boris Grzeszczak.

Apparences
Comme le pelage du douc à pattes rousses, comme l’énorme sac gulaire écarlate que la frégate du pacifique fait gonfler sur commande, comme le plastron du tragopan de Temminck ou le fessier du mandrill, le vêtement du Polichinelle est une machine à effets. C’est un réservoir de « trucs » potentiels. Un spécialiste écrit que « la fonction de son habit blanc est de se gonfler. Un bon costume de Polichinelle doit pouvoir se remplir d’air. » (A. Mascara, Il segreto di Pulcinella, 1961) On doit ajouter à cela que ses bosses ont pour fonction d’onduler et son chapeau de se dresser hardiment. Et préciser que, chez lui, nulle distinction ne s’opère entre le vêtement et le corps : son chapeau lui est aussi consubstantiel qu’au pigeon boulant sa belle boule. De même que les divers accessoires avec lesquels il se promène : saucisson, bâton, trombone, feuille d’aloe, coquillage dans lequel il souffle, fouet, corne de buffle noire, petit sac à main… Autant d’objets où prédomine, on est bien forcé de l’admettre, un symbolisme sexuel. S’y ajoutent parfois des touches de couleur, comme au carnaval de Rome, où l’on voit sur la tenue blanche des Polichinelles des cœurs de drap rouge, et en haut de leur bonnet pointe un flocon de laine écarlate. On remarque aussi chez certains « de grands cols rouges, parfois avec beaucoup de nœuds, ainsi que des rubans rouges noués autour du bras et des écharpes tricolores sur la poitrine » (Domenico Scafoglio et Luigi M. Lombardi Satriani, Pulcinella. Il mito e la storia, 1992)

Suprême de poussin
Les longues manches de Polichinelle cachent ses mains et transforment ses bras en ailes. Sa voix est déformée par une « pivetta » ou « pratique », un petit sifflet invisible placé dans la bouche. On observe cela en Italie où naît Pulcinella, puis chez les marionnettistes du Punch anglais. Les sons qui sortent de sa bouche sont ainsi réduits à une sorte de gazouillis artificiel et strident, pas tout à fait incompréhensible, mais, disons, compréhensible sur un mode infralangagier. Comme l’animal, Polichinelle joue sa partition en-deçà du langage articulé auquel il préfère des modulations sonores abstraites et des gesticulations chorégraphiques. Il se rattache à un temps d’avant la séparation, où ne se distinguaient pas encore l’homme et la bête, le bien et le mal, le sens et le non-sens, la parole et la musique, la vie et la mort… « Il susurre, il siffle, il bourdonne, il babille, il crie, il parle de cette voix qui n’est pas une voix d’homme, de cet accent qui n’est pas pris dans les organes de l’homme et qui annonce quelque chose de supérieur à l’homme, Polichinelle par exemple » (Charles Nodier, Contes de la veillée, 1850). De nombreux textes et images le font naître d’un œuf de dinde géant ou le montrent s’envolant dans les airs. Son nom trahit déjà une origine aviaire : Pulcinella est le diminutif de « pulcino », poussin, décliné au féminin. Par la vantardise et l’agressivité, il se rapproche aussi du coq.

Incohérence historique
Considérés dans le temps et dans l’espace, le caractère et le costume de Polichinelle changent à chaque fois qu’il réapparaît : le Punch anglais est brutal à l’extrême, bat sa femme à qui mieux mieux avant de jeter leur enfant par la fenêtre, tandis que le Pulcinella Italien, balourd, fainéant et glouton, est trop paresseux pour être aussi violent. Alors même que le costume originel du Pulcinella italien provient des chemises paysannes de la fin du moyen âge, le Polichinelle français se révèle au milieu du XVIIIe siècle d’une civilité extrême. On peut dire de lui qu’« il a ce côté bien habillé, tout fait de dorures, il est perruqué, il est jaboté, il est poudré, il est complètement embelli... » (Francis Bernard). Il n’est donc pas tout à fait exclu que l’étudier du point de vue historique n’ait aucun intérêt : on ne tombe que sur des nœuds d’incohérences. Un fin commentateur écrit que Polichinelle « transforme l’histoire en anecdote » et qu’avec lui « la lumière du passé ne projette sur le futur que des ombres gigantesques et impénétrables », après quoi « l’espace de l’histoire s’annule et la réalité se réduit à l’épaisseur d’une lame, ou peut-être à l’inconsistance de la corde sur laquelle voltigent, comme les éclats insensés d'une déflagration silencieuse, quelques Polichinelles éméchés » (Giandomenico Romanelli « Pulcinella in attesa : la delusione della storia », 2005).

Monochinelle
Le Polichinelle se déplace en meute et se reproduit à une vitesse effarante. Toujours plusieurs, il est Polychinelle. Dès qu’il se trouve isolé, il n’a qu’une seule préoccupation : rejoindre ses semblables. C’est dès lors une question très ardue que celle du Monochinelle, soit du Polichinelle unique. Probablement le Monochinelle parfait ne peut-il exister dans la nature. Il pourrait cependant être envisagé sous la forme d’une divinité, qu’adoreraient tous les Polichinelles. Il serait le seul d’entre eux à être parvenu à l’unicité, ce qui vaudrait bien adoration. On imagine un Polichinelle un et indivisible, d’apparence glorieuse, tout rayonnant, qui gambaderait parmi les nuages.

Tiroir
A la fois priapique et enceint, Polichinelle est, quant à sa sexuation, d’une ambiguïté définitive. Comme les futures mères, il a très manifestement « un Polichinelle dans le tiroir » soit un deuxième lui-même dans le ventre. Mais l’ouverture du tiroir n’est pas là où l’on pourrait croire. Il donne naissance selon le processus de la parthénogénèse, par la bosse ou par le fondement, à des tas de sosies miniatures déjà adultes et parfaitement habillés. Tout le reste est à l’avenant : « Les renflements de la poitrine (bosses ou seins)…, les fesses pulpeuses et rebondies d'un éphèbe ; la voix stridente et cassée d'un castrat... » (Scafoglio et Lombardi Satriani, Pulcinella. Il mito e la storia, 1992)

Lazzi
« Un lazzi éventé n’est plus un lazzi », il faut qu’il ait « encore son pucelage ». Mais qu’est-ce qu’un lazzi ? « Un bon lazzi, suivant la nouvelle définition, est une plaisanterie dont la nouveauté, faisant naître la surprise d’un spectateur étonné et curieux, interrompt agréablement [une] longueur difficile à remplir » (Histoire et recueil des lazzis, 1732). Les lazzi sont donc des gestes capables d’arrêter le temps, de le suspendre à la fois par l’étonnement que provoque leur épiphanie et par la répétition compulsive dont ils font naître le désir : « allez, encore une fois… ». Ainsi d’une grimace, d’une cabriole ou d’un cri étrange, répétés à satiété. Reste à étendre cette définition traditionnelle des lazzi, centrée sur le comique, à d’autres registres. Par exemple aux gestes érotiques ou, avant eux, aux gestes de beauté (faire voler ses cheveux, gonfler son goître, faire saillir son plumage, se cambrer…) Le mouvement du poignet qui fait jouir est un lazzi, le geste de frime qui suscite le désir en est certainement un aussi. Les rapports entre gestes rituels et lazzi restent à examiner. Georges Méliès disait : « Je dois déclarer à mon grand regret que ce sont les trucs les plus simples qui font le plus d’effet. » Les ecclésiastiques, avec leurs hosties levées et leurs couvre-chefs brillants, pourraient dire de même. « Le lazzi, en effet, a tout d'un geste gratuit, il n'envisage ni passé ni futur, il peut être répété un nombre incalculable de fois. En tant que geste gratuit, d'ailleurs, un geste qui n'a pas de but et qui, en ce sens, ne peut même pas être jugé, le lazzi n'est même pas quelque chose qui lui soit propre. Derrière le lazzi, il n'y a jamais personne. » (M. Cassina « Ubi fracassorium, ibi fuggitorium : Pulcinella e l'enigma della ricapitolazione del tempo », 2020).

Théorie du moineau
« Les moineaux surgissent tout d’un coup, avec toute la force de leur évidence, pour aussitôt, avec la même parfaite complétude, s’éloigner en dansant, ou s’évaporer. Pour ce qui est de leur apparition ou de leur comportement, ils sont totalement saugrenus ; leur cocasserie vient de ce qu’ils ne sont pas du tout problématiques à leurs propres yeux, qu’ils sont d’une étourderie exemplaire, et en un certain sens unique » (Robert Walser, « J’étais un moineau », v. 1920). « La caractéristique prédominante d’un coquin comme Polichinelle est l'insouciance, un oubli enfantin qui le libère du passé et de son “il en fut ainsi”. (…) En bon anti-héros, il erre dans le monde sans rien chercher, son errance est sans but, si ce n'est de satisfaire ici et maintenant les envies insatiables de son ventre » (Fabiana Gambardella, « Tra humanitas, animalitas e deitas : intorno alla maschera di Pulcinella », 2015).

Ritualité animale
L’instinct animal ne doit pas seulement être compris au sens des « bas instincts » dévorateurs (gloutonnerie, lubricité, violence). Il existe aussi, bien évidemment, une spontanéité animale créatrice de formes. Nombre de comportements animaux, comme l’ont exposé Julian Huxley ou Konrad Lorenz, n’ont de valeur que symbolique et se trouvent comparables à ceux qui conduisent à la formation des rituels humains. Gestes vidés de leur sens initial et produits à vide, ou bien réinvestis d’un sens secondaire. Telles sont les actions qui composent les cérémonies d’amour des grues et des albatros, tel encore le petit voile que la mouche Hilaria sartor tisse et agite en l’air lorsqu’elle veut se reproduire. Chez d’autres espèces de mouches, on offre une proie empaquetée, mais ici seule l’enveloppe subsiste ; il n’y a plus rien dont les femelles puissent se délecter sinon d’une séance d’hypnose textile prise pour elle-même. Une infinité de formes vides circulent dans le monde organique. Ainsi encore chez certains primates des échanges vocaux qui ont fonction de « substitut de toilettage » ou « toilettage à distance », lorsque l’on est déjà trop occupé physiquement (R.I.M. Dunbar, 1993), ou de la « danse de la pluie » décrite par Jane Goodall chez les chimpanzés, consistant en hululements et pentes dévalées à toute allure. Le comique lui-même relève d’une sorte de ritualité animale. Des comportements « de quasi-agression et de taquinerie » se retrouvent chez les jeunes chimpanzés et orang-outangs qui jettent des objets (quand ce ne sont pas leurs étrons) sur des adultes, avec une expression « de malice, de ruse, de curiosité et de jeu ». Il s’avère que « ces espèces d’agressions moqueuses sont très proches de comportements qui ont joué un rôle important dans des rituels archaïques de l’humain qui ont survécu jusqu’à récemment sous une forme codifiée, par exemple dans les rites agricoles russes ou dans les pratiques du clown rituel en Amérique du Sud. Quelques-uns des composants importants des cultures humaines trouvent ainsi leurs racines dans un état pré-humain. » (D. Lestel, Les origines animales de la culture, 2001) Ceci non pas pour rattacher le rite à un état ancestral et donc plus « animal » de la culture mais, au contraire, pour mettre les rites des hommes et des bêtes sur un même plan de contemporanéité. C’est-à-dire, pour être plus claire encore, pour tenter de se figurer l’histoire (tant animale qu’humaine) du monde comme structurée par une succession ininterrompue de lazzi.

Polichinelle au cimetière
« Arlequin, comme Polichinelle et (dans une autre tradition liturgique, celle des rituels afro-américains) leur cousin éloigné Èsú, se targue d'une filiation directe avec ces divinités liminaires capables de transiter sur le seuil entre l'ombre et la lumière : comme Hermès, qui guide les âmes des morts, ils ont un pouvoir diabolique que la tradition hermétique définit comme psychopompe et qu'il faut tenir à distance pour que l'ordre initiatique puisse se dérouler selon le protocole. (…) Tel est le lien profond entre le masque et les morts qui, dans leur impersonnalité immortelle, perdent leur apparence, leur singularité et même leur nom individuel : ce sont des masques, derrière lesquels il n'y a plus de visage. (…) Il semble donc que non seulement la manie dionysiaque et la procession carnavalesque, mais aussi le théâtre lui-même aient à voir avec le culte des morts » (Alessandra Vannucci, « Arlecchino e Pulcinella nel corteo dionisiaco », 2019). « À Venise, au XVIIIe siècle, on appelait « larve » ces énormes dominos dont on se revêt au Carnaval, et où ne se détache que le bref hiatus du masque : comment mieux dire la proximité du désir et de l’hallucination, de l’apparition fantomatique et de ces corps dont la fonction est de nous renvoyer très vite, la jouissance prise, à la mort ? » (Patrick Mauriès, Fragments d’une forêt, 1990). « Derrière le côté sacrificiel du carnaval (au sens de carnem levare, “écorcher”) se cache très probablement l'héritage de rites sanglants au cours desquels la victime, hypostase du dieu-année, était enlevée et écorchée comme dans les territoires mésoaméricains. (…) Si la tête finissait par être suspendue à un arbre pour favoriser la croissance des fruits, la peau encore saignante était portée, lors des cérémonies, par les assistants sacrés qui s'identifiaient au dieu » (Emanuela Chiaravelli et Luigi Pellini, Arlecchino dio, demone e re. Origine sciamaniche di un culto arcaico, 2016).

Stupidité métaphysique
Polichinelle se rattache à la très ancienne figure du fou comme sage paradoxal. La stupidité est avec lui la dernière étape de l’intelligence, sinon la forme perverse qu’elle aime à se donner pour s’en protéger comme d’un masque. Il est tout à la fois « bouffon mélancolique, philosophe résigné, homme qui porte sa croix en plaisantant » (Anton Giulio Bragaglia, Pulcinella, 1953).

Polichinelle faiseur de temps
Il existe un lien entre le rire suscité par Polichinelle et la renaissance du temps. Dans le monde païen, « le rire des dieux symbolise le retour du temps à son ancienne condition de perfection aurorale, à l'aube de l'Année Parfaite » (Andrea Casella, La macchina del tempo e la cosmomitologia arcaica, 2023). Dans la mythologie japonaise, la déesse soleil Amaterasu sort de la grotte céleste où elle s’était cachée dès lors qu’elle entend tout le monde s’esclaffer à la vue des danses obscènes de la déesse Uzume : ainsi peut renaître la nature qui dépérissait en son absence. Polichinelle est lui aussi pourvoyeur d’hilarité et de renouveau. Il se rattache à l’astre solaire en tant qu’homme-poussin : l’oisillon jaune brisant son œuf renvoie au « petit soleil » qui sort au matin. Phase émergente et primaire du soleil, il est le début de la journée. Arlequin, figure sombre et crépusculaire, en est quant à lui la fin. Sur une plus vaste échelle, les deux personnages sont des « régulateurs saisonniers » correspondant aux deux Jean (qui rit et qui pleure) autour desquels s’articulent l’année. Comme l’écrivent Chiaravelli et Pellini, il existe un rapport entre ces personnages comiques dits « Zanni » (Gianni) du théâtre italien et l’ancien « Geminus Janus », dieu des portes de l’année. Les Zanni de la commedia dell’arte font ainsi allusion à des thèmes calendaires et à la complémentarité de la lumière et des ténèbres. Le port du masque dans l’ancien théâtre italien est à ce point de vue de prime importance, puisqu’il représente originairement le visage du soleil : « la relation symbolique entre le masque et le luminaire remonte aux origines de l'anthropologie religieuse : “ce n'est pas le soleil qui est vu par les hommes, mais un masque qui le couvre” » (Chiaravelli et Pellini, Arlecchino…, 2016). On retrouve la même logique de structuration du temps dans le cadre du carnaval, dont les enjeux sont si proches de ceux du théâtre qu’il semble pour finir bien artificiel de distinguer ces deux catégories de spectacle : « Le carnaval est l'authentique fête du temps, il est la mise en forme rituelle et mythique de son écoulement, c'est-à-dire du temps du devenir : l'épopée des renaissances, la succession des renouvellements, la logique de la permutation du haut avec le bas et des plans hiérarchiques, qui l'imprègnent de part en part, brisent la carapace et libèrent la réalité concrète du mouvement du temps, pour montrer sa physionomie matérielle et corporelle, l'existence réelle de son processus » (Cassina « Ubi fracassorium…, 2020)

Le Poliche
Pour que survive en secret une espèce que l’on croyait disparue, il suffit de quelques individus en un recoin obscur du monde. Qu’ils pratiquent dans ce recoin leurs coutumes, sans manquer de les transformer lentement par l’usage ou bien par quelques sursauts d’inventivité. Qu’ils soient en nombre suffisant pour se reproduire et qu’ils prospèrent discrètement, loin de ce qui leur nuisait ailleurs. Et l’on découvre sur une île, dans une forêt, derrière un buisson, une espèce qui en survivant à sa mort annoncée est devenue quelque chose d’autre. Comme si l’on tombait nez à nez avec une colonie de dodos, physiologiquement reconnaissables, mais devenus amphibies.
Le Poliche (ou Polichinelle à petit sac) constitue l’une de ces étonnantes redécouvertes biologiques. De ses célèbres ancêtres, le blanc Pulcinella d’Italie (Polichinelle neigeux) et le bariolé Polichinelle français (Polichinelle chatoyant), il garde deux bosses, une haute coiffe, et une robe claire localement teintée de rose. Mais il ne fait aucun doute que le Poliche constitue une espèce nouvelle. Il se singularise anatomiquement par un membre inédit : le petit-sac dont il tire son nom. En soie sauvage, simili-croco ou cuir de vachette, celui-ci vient s’orner selon la maturité́ de l’individu de sequins, de chaînettes ou de plumes. Ce petit-sac (ou sac-de-soirée), servant banalement chez l’être humain au port de clés, cigarettes, téléphone portable ou rouge à lèvres, est transfiguré par l’usage qu’en fait le Poliche. Il n’est plus pour lui un accessoire, un objet amovible, mais bien un organe, consubstantiel et même vital à sa personne physique. Comme un bras ou une jambe, le petit-sac fait partie de lui, est aussi vivant et émotif que la chair qu’il décore. On peut même penser qu’il l’est encore plus, c’est-à-dire que ce qui se tient tout au bord de l’être du Polichinelle à petit sac est ce qu’il a de plus chatouilleux.
Dans cette incorporation vestimentaire, on reconnaît bien sûr le phénomène d’« exaptation » décrit par Gould et Vrba, c’est-à-dire la réinvention de l’emploi d’un donné physique, sorte de détournement biologique ou renouvellement des fonctions d’un corps par celui qui l’habite. Il semble d’ailleurs que la coiffe et les bosses des Polichinelles trouvent elles aussi chez le Poliche des fonctions nouvelles, et donc, qu’il livre son corps à ce qu’on pourrait appeler un processus d’exaptation générale. Mais puisqu’il serait inélégant de rentrer ici dans de trop abondants détails scientifiques, je me contente d’insister sur un point fondamental : son goût de la parade. Il est peu de dire que le Poliche est familier de « l’extravagance motrice » et des « comportements de luxe », ces gestes animaux gratuits et éblouissants que Souriau rapprochait de l’activité́ artistique humaine. Ses cérémonies d’appariement sont par exemple longues de plusieurs jours et d’une complexité́ remarquable : aux coups de bâton traditionnels des ancêtres, elles allient des acrobaties, des poses plastiques et même des épisodes de chant lyrique.
Ainsi, lorsque le Poliche parade, il n’est pas seulement question de perpétuer l’espèce. L’animal danse et ses «danses équivoques sont d’une manière éclatante des danses orgueilleuses, aussi aptes à intimider un rival qu’à subjuguer une femelle. Toutes ces danses sont des danses expressives ». Il invente des lazzi de beauté́, des actions plastiques irréductibles à un contenu comme à une quelconque fonction4. Il lève la patte, ondule de la bosse, secoue frénétiquement ses grandes manches. Il brandit son petit-sac en sifflant rythmiquement. Par ces gestes de frime, purs effets visuels et sonores, où se confondent corps et costume, muscles et plumage, cris et mouvements, le monde entier lui devient décor ou parure en puissance. Un bassin de pierre devient l’estrade de ses démonstrations, un buisson de rose, ornement géant. Ce sont les modalités de succession de ces gestes expressifs toujours répétés, leurs nouveaux rythmes, leurs combinaisons originales qui composent jour après jour la dramaturgie fragmentée de l’existence du Poliche. Il ne connait pas de destin, mais une série d’épiphanies, un assemblage de motifs ornementaux renvoyant tous au même point inconnu, centre perdu autour duquel il siffle et s’agite. Son temps « est circulaire et perpétuel. Chaque scène pourrait être la suite de n’importe quelle autre et préluder à n’importe quelle autre ».




Jackologie / Profane (2023) 



Le décor qui s’est constitué autour de Jack a atteint sa forme définitive. Partout, des agencements de choses sont sanctuarisés : ainsi du gilet à fleurs et de la paire de bretelles posés sur une chaise près d’une pile de livres, image métonymique d’un compagnon disparu, inchangée depuis bientôt dix ans. D’autres objets reposent en eux-mêmes, images de rien sinon de ce qui n’est désormais plus possible, comme les livres innombrables qui remplissent l’appartement mais que Jack ne peut plus lire sans qu’un ami ne «lui prête ses yeux». Près des livres sur les étagères, sur les dessus des meubles, sur les tables de nuit et partout où elles peuvent se nicher, des babioles semblent n’avoir jamais quitté leur place. Au fond du salon, une assemblée de sulfures n’a pas bougé depuis vingt ans, de même que cette série de Àcoupes à glaces, au-dessus d’un buffet, ou que la réunion de vases d’église dans la salle à manger. Ce sont ces séries d’objets qui m’intéressent, et les mouvements subtils qui les animent. Car l’appartement dont le décor semble figé dans le temps est en fait dans un état d’activité aussi permanent que discret. Ce que l’on appelle «immobilité minérale» n’est jamais que l’instantané trompeur d’une matière en cours de sédimentation ou d’érosion. Dans un lieu habité depuis une quarantaine d’années, s’observe, comme dans les grottes où le temps figé est toujours plus agité qu’il n’y paraît, une infinité de déplacements minuscules. Seulement, au lieu de stalactites et de buffets d’orgues, sont ici apparues au fil du temps des myriades d’objets dérisoires, compositions à la fois stables et dynamiques, obéissant, elles aussi, à des règles secrètes.

Logique d’un bric-à-brac
Le premier moment à examiner est celui de l’accumulation: cet appartement a été abondamment garni, puis, arrivé à un certain degré de remplissage — il y a une trentaine d’années environ —, a trouvé un point d’équilibre. À côté de meubles et d’œuvres d’art, il accueille désormais dans les termes de Jack «une accumulation d’accumulations»: accumulations de travaux d’aiguille, d’ex-votos, de poupées, de boîtes en bois, de figurines, de jouets en fer-blanc, de marines... L’espace s’en trouve compartimenté «comme une sorte de potager d’objets: il y a le coin des carottes, le coin des haricots verts...». L’ensemble n’a pas de centre, pas de thème, pas de logique directrice. Chaque accumulation s’est constituée naturellement, un objet trouvé au marché aux puces en appelant un autre comme par une sorte de magnétisme esthétique. À travers Jack, c’est-à-dire à travers sa capacité à leur percevoir un air de famille, un air de camaraderie formelle, les choses se sont rattroupées d’elles- mêmes, ont formé des îlots de solidarité où, «sorties de l’anonymat», elles passent du bon temps ensemble. Ces regroupements rendent aussi visibles des séries de singularités: la mise en série offre aux objets la possibilité de manifester leur être par individualisation comparative autant que par la précision d’une identité collective. Toute accumulation offrant l’exemple d’une «infinie déclinaison du dérisoire», l’objet répété manifeste l’unicité charmante de l’interprétation d’un modèle connu, celle de «l’inventivité dans l’inutile».

L’objet dragueur
Si Jack s’est laissée faire par ces objets envahisseurs, c’est qu’ils possèdent une qualité spécifique, une qualité magique. Ce sont des objets dragueurs au sens premier du terme: ils tirent de tout leur poids dans leur sens et vous emmènent avec eux. C’est en cela qu’elle ne collectionne pas: elle attend «la rencontre» avec l’objet, par lequel elle exige d’être touchée, émue, souvent du fait d’un caractère à la fois naïf et personnel, modeste et bizarre. L’exercice de ce «désir microscopique et nécessaire» a créé, au fil du temps, l’accumulation d’accumulations. On y trouve quantité de figurines, jouets et petits personnages: l’objet dragueur vous aguiche d’autant mieux qu’il a des yeux. Se croisent une chauve-souris en peluche, un Mickey exhibitionniste, un ours à bicyclette en pull-over rose, un chat momifié, un oiseau attrape-cigarette, une Bécassine à roulettes, un nounours navré et bien d’autres dont je me figure aisément les clins d’œil irrésistibles. Il y a là une sorte de ménagerie imaginaire, un cirque silencieux où ne paradent que de petites créatures cabossées, ou encore une sorte d’arche déglinguée ayant recueilli toutes les bêtes les plus approximatives et les moins répertoriées, oubliées par les taxinomies scientifiques aussi bien que bibliques. Loin d’une sinistre maison de retraite pour choses usées, les étagères, tables de nuits et bibliothèques leur offrent plutôt l’occasion renouvelée d’une gloire, une scène d’où jeter encore une fois leurs feux. On comprend que l’œil qui vous drague le plus puissamment est aussi celui plein de solitude de l’objet abandonné, objet «orphelin», comme le dit Jack. D’où un goût de l’humilité qui touche parfois au pathétique: ainsi de ce vieux lapin en bois à trois pattes dont deux sont montées à l’envers, ou de telle peluche noircie et éborgnée dont elle prend soin avec un sérieux extrême, de la même façon qu’elle compatit aux malheurs des personnages de roman et de cinéma qui peuplent sa vie.

La babiole dans l’histoire
Cet animisme ingénu est familier de l’enfance, certes, mais Jack n’est pas une pure bambine. L’accumulatrice a pour point commun avec le collectionneur d’être à la fois enfant et vieillard2 : enfant parce qu’elle se pense capable de résurrection, et vieillard pour la conscience aiguë du temps et de la finitude qui est la sienne. C’est aussi à des débris de mondes perdus qu’elle offre un asile, et cette valeur mémorielle prime sur toutes les autres, si valeur il y a en dehors de la rencontre. Le potager, qui est aussi une grotte, qui est aussi une arche, qui est aussi un cirque, est aussi un ensemble de mémoriaux où les choses connaissent une «survie affectueuse» en tant que messages ou énigmes: elles sont des envois, d’anciennes cartes postales dont l’encre pâlie rendrait le message difficile à déchiffrer. Elles sont à la fois documents historiques et supports de rêverie, morceaux romanesques de vies inconnues. Un ex-voto, racontant l’histoire d’un malheur conjuré dont on ne sait à qui il est arrivé, devient ainsi le lieu d’un rapport imaginaire au passé le plus banal, où celui-ci, en tant qu’expérience vécue, se révèle inatteignable. Jack a grandi dans un monde où l’exotisme des cabinets de curiosités n’avait plus lieu d’être: elle a pu voir très tôt dans sa vie, comme de nombreux enfants du XXe siècle, des objets spectaculaires venus des quatre coins du monde. Dans ses accumulations, c’est donc ce qui est le proche qui remplit l’office du lointain. Les objets banals de l’Europe d’il y a seulement quelques décennies ont pris la place des coiffes de plumes importées d’Amérique, désormais aussi étonnants qu’elles ou aussi propices à la méditation, par la force d’une étrangeté devenue temporelle plutôt que géographique. La merveille est bien que l’on ait pu, dans des jours proches des nôtres, concevoir et produire de tels objets. Merveille plus merveilleuse encore lorsqu’il s’agit d’un objet artisanal, laissant rêver à l’esprit de l’inventeur d’un bibelot aussi unique qu’anachronique. Jack m’explique qu’elle s’est souvent posée la question: «Mais qu’est-ce qui a pu passer par la tête du type qui a fabriqué ça?...» et que ce mystère avait beaucoup contribué à la fascination exercée par certains objets. C’est dans l’espace de cette incompréhension, celle d’une identification impossible avec le producteur, que se déploie l’imagination et que l’objet trouve son intérêt: d’où un goût pour des objets parfois «carrément moches» dont l’appel n’est que plus fort.

Tripotages et circulations
Aujourd’hui que Jack voit mal et qu’elle ne peut plus faire de rencontre miraculeuse au marché aux puces, les rangs des bibelots ont cessé de grossir. La mémoire de l’accumu- latrice est devenue tactile, «tripoteuse», comme elle dit, et s’exerce activement: les objets sont régulièrement tâtés, inspectés, vérifiés. Il suffit, la plupart du temps, qu’elle les prenne en main et tout revient. Mais certains objets minuscules doivent cependant être examinés à la lampe torche pour être reconnus, ainsi d’un Mickey en culotte bouffante et au poing sur la hanche — le préféré — qui sera identifié avec enthousiasme grâce à l’engin éclaireur, avant de retrouver sa place parmi ses comparses. Jack n’est d’ailleurs pas la seule à se souvenir de ce qui l’entoure. Une fois intégrée à une accumulation, chaque babiole est entrée dans un cycle complexe de requalification et de réappropriation via divers circuits de «tripotage». Manipulées par ses petites-filles, elles se sont pour plusieurs années retransformées en véritables jouets, puis, sous le regard de celles-ci devenues adultes, ont été individuées et respectées à la hauteur mythique du souvenir d’enfance. Enfin, a été formulée la demande qui brûlait les lèvres de la jeune génération: «Est-ce que je peux prendre ce truc?», à quoi il a toujours été répondu «Oui», avec la plus grande amabilité. Le flair familial pour les objets inutiles étant largement partagé, les deux filles de Jack, si elles n’ont pas toujours connu les objets accumulés, ne sont pas en reste (leur frère, quant à lui, est admirablement stoïque face à toutes ces tentations). Draguées à qui mieux-mieux par les habitants du potager maternel, elles repartent régulièrement accompagnés de personnages avec lesquels elles entretenaient, en secret, une relation spéciale. Ainsi d’un microscopique perroquet en celluloïd à roulettes, qui après avoir exercé depuis toujours son charme inexplicable sur l’aînée, a fini par migrer chez elle, où il trône en gloire, doyen d’une nouvelle collection. Les livres sont aussi ressuscités au fil des désirs: l’une emporte une série de romans gothiques anglais, l’autre les mémoires d’une dame de cour du Japon médiéval. Jack jouit ainsi d’organes de perception externalisés dans les corps de ses proches, qui viennent lui refaire, par leurs interrogations avides, l’inventaire régulier des recoins de son appartement, de leurs livres, personnages et babioles. Il est extrêmement rare qu’elle refuse une exfiltration. Elle veut seulement savoir ce qui s’en va, pour identifier les départs et «donner un sens à l’absence» de l’un de ses protégés comme au départ d’un petit bout d’elle-même. Chaque pièce qui se détache du grand autoportrait qu’est son accumulation d’accumulations peut alors venir former une part du portrait de ses enfants et petits-enfants. Dans ce rapport laxiste à la possession, elle voit encore une preuve du fait qu’elle n’est pas collectionneuse et que sa maison n’est pas du tout un musée: elle s’attache presque aussi facilement qu’elle se détache des choses. Imaginez un musée dont la directrice, fantasque dictatrice, laisserait repartir les visiteurs avec leur œuvre préférée en souvenir, cela ne serait pas possible. Un musée dont certaines salles redeviendraient des lieux de vie et de travail quotidien au gré des visites, musée dont, en outre, certains visiteurs viendraient arroser en secret, pour ne pas les laisser mourir, certains coins de potager dont la croissance serait alors inexplicable aux yeux de la directrice elle-même, cela, ne serait pas possible non plus.





Élucubrations. Balzac, visionnaire en robe de chambre / Modes pratiques (2023) 




« Dieu n’a pas créé d’Anges spécialement, il n’en existe point qui n’ait été homme sur la terre. La terre est ainsi la pépinière du ciel. »Balzac, Séraphîta

Toute sa vie, Balzac écrit enveloppé dans une ample robe de chambre blanche. Cette tenue de travail se transforme dès son vivant en pelure archétypale : elle figure en 1837 sur le portrait peint par Louis Boulanger et sur la statuette d’Alessandro Putinatti, puis se trouve reprise dans d’innombrables caricatures de presse le figurant en moine hilare ou indigne. Après sa mort, la robe de chambre devient costume d’immortalité, attribut glorieux d’un écrivain mythifié, que l’on retrouve sur plusieurs monuments comme ceux de Fournier ou Falguière et, surtout, sur le bronze d’Auguste Rodin. La robe de chambre de Balzac délimite les contours d’un fantôme colossal, déjà fantôme de son vivant : enveloppant un homme ayant renoncé au monde pour se vouer à l’œuvre, elle fixe l’image du romancier comme homme au travail, ouvrier perpétuellement à la tâche, mais aussi « bénédictin de roman[1] » dont le domicile est devenu monastère. Dans les plâtres préparatoires que lui consacre Rodin, elle tient debout seule, vide de corps et pleine de silhouette, métonymie de l’être qu’elle enveloppe. Lorsque l’on suit ses contours, la  tenue d’intérieur de l’écrivain se révèle de fait « livrée d’un système d’existence[2] » participant de la silhouette d’un homme aussi bien que de ses habitudes, de ses idées et de ses aspirations spirituelles. Pour la comprendre, il faut la relier à la forme de vie balzacienne, à son « système d’existence » comme il le dit, et surtout à l’activité qui en constitue le pivot : l’écriture.
L’horaire
D’abord, s’il se choisit volontairement cet uniforme de travail, c’est que Balzac est un « galérien[3] », un homme qui s’est « jeté dans le travail comme Empédocle dans son volcan[4] », écrivant frénétiquement et continûment depuis qu’il a embrassé la carrière littéraire. Cet excès de labeur, qui le fait mourir à cinquante et un ans, donne à sa vie la forme d’une course-poursuite perpétuelle, tant avec ses créanciers et ses éditeurs auxquels il doit toujours de l’argent ou un livre, qu’avec l’œuvre elle-même, dont l’appel toujours pressant est le plus puissant aiguillon. Il faut travailler non seulement pour éponger des dettes qui ne cessent de se renouveler, mais aussi parce que les livres publiés ne sont jamais qu’une préface ou parcelle de la grande œuvre à venir. Cette productivité forcenée s’appuie, comme l’écrit son ami Théophile Gautier, sur une « règle que des trappistes ou des chartreux eussent trouvée dure » :
« Se donnant pour exemple, il nous prêchait une étrange morale littéraire. Il fallait nous cloîtrer deux ou trois ans, boire de l'eau, manger des lupins détrempés comme Protogène, nous coucher à six heures du soir, nous lever à minuit, et travailler jusqu'au matin, employer la journée à revoir, étendre, émonder, perfectionner, polir le travail nocturne, corriger les épreuves, prendre les notes, faire les études nécessaires, et vivre surtout dans la chasteté la plus absolue[5]. »
C’est en se pliant quotidiennement à un emploi du temps articulé autour d’intenses séances de travail nocturne – seule façon pour lui d’échapper aux problèmes diurnes, créanciers, éditeurs etc. – que le romancier se trouve capable d’atteindre la concentration nécessaire au degré désiré de productivité. En conséquence, « personne au monde n’a peut-être autant vécu dans la nuit que Balzac[6] ». Ses horaires, conçus pour protéger le moment de l’écriture, se structurent au rebours du temps commun. Comme il l’écrit lui-même, « un homme qui dispose de la pensée est un souverain[7] », c’est-à-dire un être qui ne reconnaît pas d’autre autorité que la sienne et peut fonder les lois de sa propre existence. L’artiste est pour Balzac appelé à vivre de façon autonome et singulière, mais non moins régulière : la scansion des heures qu’il s’impose à lui-même est aussi implacable que celle qui régit, au nom de Dieu, la vie des monastères. Jusque dans les dernières années de sa vie, avant l’effondrement qui le fait cesser d’écrire, il suit le même rythme de travail[8]. Il obéit encore en cela à une forme de discipline ascétique, ajoutant à la rigueur de l’organisation horaire la constance qui lui donne toute sa valeur. Emploi du temps structuré, vie nocturne, chasteté, frugalité, isolement : nombre des règles que s’impose Balzac justifient la comparaison monastique de Gautier. Mais si le romancier se lève à minuit pour écrire comme les moines se lèvent au milieu de la nuit pour l’office, son effort est encore grandi par la solitude. Il crée une regula monastique souveraine dans son autonomie, valant pour lui seul. Il tente un temps de lui donner une valeur universelle, essayant d’y convertir plusieurs de ses amis, dont Gautier ou Lassailly qui, après quelque jours ou semaines, apparemment traumatisés, abandonnent[9]. De ce mode de vie, il fait encore une peinture louangeuse dans L’Envers de l’histoire contemporaine, son dernier roman, peignant la vie d’une sorte de monastère laïc en plein Paris :
« Le retour des travaux connus à des moments déterminés, la régularité rend raison de bien des existences heureuses, et prouve combien les fondateurs des ordres religieux avaient profondément médité sur la nature de l’homme[10]. »
Outre sa fonction quasi tayloriste d’organisation du travail, la scansion du temps balzacien a donc comme on le voit une vertu d’apaisement de l’âme : cette façon de donner forme à l’existence, si elle est poussée à son plus haut degré dans les monastères, correspond à un besoin anthropologique et ne pourrait que faire le bonheur des laïcs qui choisiraient de s’y plier. Les « prêtres sans tonsure » décrits dans L’Envers de l’histoire contemporaine, vivant « sous l’empire d’une règle observée au milieu de Paris, en toute liberté, comme s’ils eussent eu le supérieur le plus sévère[11] », jouissent ainsi du « charme d’une vie où chaque heure a son emploi[12] ». Ils se lèvent à heure fixe, assistent tous les matins à la messe, méditent quotidiennement L’Imitation de Jésus-Christ et sont d’une sobriété exemplaire. Chacun d’entre eux ayant souffert mille maux avant d’intégrer la petite communauté, leur quiétude retrouvée illustre le pouvoir salvateur de la soumission à la règle : celle-ci leur a permis de mourir à eux-mêmes, d’oublier leur passé et d’abdiquer leur personne individuelle, pour se consacrer aussi activement qu’obscurément à la bienfaisance. Comme la charité en acte à laquelle se vouent ces personnages, l’activité littéraire de Balzac exige un entier don de soi, une soumission à la plus rigoureuse discipline.

L’habit
C’est dans ce cadre que vient s’inscrire la fameuse robe de chambre. S’ajoutant au rythme strict des heures inversées, elle renforce le statut de micro-monastère du cabinet de travail balzacien. La sœur de l’écrivain, Laure Surville, la dit « taillée comme celle d’un moine[13] ». Gautier décrit le « costume qu’il ne quitta jamais » comme un « froc de cachemire ou de flanelle blanche retenu à la ceinture par une cordelière » et propose pour explication :  « peut-être symbolisait-il à ses yeux la vie claustrale à laquelle le condamnaient ses labeurs, et, bénédictin de roman, en avait-il pris la robe[14] ». Stefan Zweig en fait un commentaire très semblable, écrivant que « comme le froc pour le moine, elle lui rappelle qu'il est en service, voué à une mission plus haute et qu'il a renoncé aussi longtemps qu'il la porte au monde réel et à ses séductions[15]. » Si elle emprunte au vocabulaire du costume monastique sa capuche, sa cordelière, sa blancheur et sa matière laineuse[16], on voit que la robe de chambre ne se contente pas de ressembler formellement à une tenue de moine. Comme le costume du clergé régulier, elle fonctionne sur plusieurs niveaux, à la fois comme signe et objet doué d’agentivité. Elle est « symbole » et « rappel » selon les mots de Gautier et Zweig : d’abord, elle contribue de façon signalétique à détacher le romancier du monde, à l’en séparer visuellement, de même que les clercs sont séparés des laïcs par leur costume. Ensuite, commandé pour la première fois au temps d’une jeunesse sans le sou, le modèle de robe de chambre qu’il conserve durant toute sa vie incarne avec constance les vertus d’un vœu de pauvreté, s’appliquant spécifiquement au moment de l’écriture. Stabilisant le corps de l’écrivain au travail, elle vient incarner l’humilité nécessaire de sa condition, par sa simplicité de coupe et sa sobre blancheur. Pour finir, elle a une fonction active de rappel des vœux littéraires : elle invite celui qui la porte à toujours suivre la voie qu’il s’est fixée. Comme le moine doit oublier celui qu’il était avant sa prise d’habit, une fois la nuit tombée et sa robe de chambre endossée, Balzac ne doit plus être qu’écrivain. Ce n’est d’ailleurs qu’un an avant sa mort que le romancier, malade et meurtri, distrait par l’aménagement du domicile conjugal de la rue Fortunée et travaillant de plus en plus difficilement, se laisse aller à l’achat d’une robe de chambre fantaisie – un « termolama » imprimé, « à fond noir semé de palmettes pressées et entourées de fleurs[17] ». Avant le funeste termolama, coquetterie des dernières heures, la robe de chambre blanche règne sans partage. Tant du point de vue formel et symbolique, par sa sobriété et les valeurs qu’elle incarne, que du point de vue de l’usage, par son immuabilité, ce costume correspond à l’idéal monastique, modèle d’existence qui comme l’écrit Giorgio Agamben tente de créer « un habitusabsolu et intégral », où il devient impossible de distinguer non seulement entre la règle et la vie, mais aussi « entre vêtement et mode de vie », parce que dans ce cadre, « les vêtements prennent une signification entièrement morale[18] ». Les habitus monachorum, habits pauvres richement symboliques, servent autant à protéger les moines qu’à « signifier leur genre de vie[19] », correspondant en cela à l’idée balzacienne d’un homme habillé comme homme « hiéroglyphé », déchiffrable au point de vue des mœurs[20]. Ils peuvent ainsi être interprétés, justifiés symboliquement dans le moindre de leurs détail de coupe, couleur et accessoire. Ce sens de l’habit religieux, plutôt que moral, peut être appelé spirituel, car il redouble la réalité matérielle par une réalité céleste et enseigne à celui qui le porte « un modèle de conduite[21] ». C’est dans une telle perspective que la blancheur de la robe de chambre de Balzac doit être considérée non seulement comme significative mais encore comme suggestive, active, et que l’on peut en pousser plus loin l’interprétation. Une phrase de Gautier mérite à ce sujet d’être relevée :
« Il se vantait, en nous montrant ses manches intactes, de n'en avoir jamais altéré la pureté par la moindre tache d'encre, car, disait-il, le vrai littérateur doit être propre dans son travail[22] »
Balzac ne désire pas seulement être vêtu de blanc mais encore que ce blanc reste pur, immaculé. Exigence résonnant avec la dernière phrase du Traité de la vie élégante, « une déchirure est un malheur, une tache est un vice[23] » : la première relève de la fatalité, la seconde de la responsabilité. On peut relier le soin de préservation dont il entoure sa tenue d’écriture à ses exigences éthiques, aux craintes qu’il exprime concernant la corruption de l’art, ses appels à la « muse chaste » et son identification aux figures du mendiant ou de l’ermite, images de renoncement au monde et de marginalité sainte[24]. Rien n’est plus grave pour lui et ne mérite plus d’égards, d’engagement et de pureté morale, que le travail d’écriture auquel il se livre dans sa robe blanche : il va jusqu’à donner le Christ pour modèle de l’homme que doit être l’artiste, tout en prenant bien soin de le différencier de son « sosie[25] » c’est-à-dire de l’homme qu’il est à la ville. C’est donc au sens propre comme figuré que l’artiste au travail, celui qui porte la robe de chambre, doit être sans tache : la blancheur de la robe de chambre offre le modèle d’un corps angélique. Sa clarté le rapproche de l’ange Séraphîta, « blanche et lumineuse fille de toutes les vertus humaines (…) perle sans tache, désir sans chair », qui lors de sa transfiguration perd « par sa blancheur tout vestige terrestre[26] » ; de même qu’elle résonne avec l’ultime parole de Louis Lambert, prononcée de sa voix d’outre-tombe : « Les anges sont blancs ». Si la modeste cordelière qui ceint la robe de chambre du romancier est selon le témoignage d’Edmond Werdet parfois remplacée par une belle chaîne dorée, il n’y a pas lieu de voir là un écart au modèle choisi, puisque l’on trouve dans Séraphîtal’idée que les anges portent « des ceintures dont l’or est plus ou moins faible[27] ». L’écrivain, par son costume blanc parfois nuancé d’or, donne l’image de vertus si hautes qu’elles préfigurent le mode d’existence angélique. Il est encore en cela semblable aux moines, dont le mode de vie claustral prend modèle sur celui des séraphins ou des chérubins, et dont on peut dire avec Jean Chrysostome que, « à peu de chose près, ils sont des êtres incorporels[28] ». À la lumière des doctrines de Swedenborg, dont Balzac est un grand lecteur, se renforce encore l’hypothèse d’un idéal angélique de l’écrivain au travail : outre ses descriptions de costumes célestes immaculés[29], Swedenborg exprime l’idée que « l’homme est doté de deux natures, extérieure et intérieure, corporelle et angélique », en des termes qui permettent de dire que « l’exercice dont la pensée et l’écriture sont le fruit consiste moins à éliminer le corps qu’à l’angéliser[30] ». Correspondant à une vocation laïque mais spirituelle[31], la robe de chambre figure et stimule donc une tension de l’écrivain vers une subtilisation de l’être et une incorruptibilité idéale. Comme les horaires inversés qui scandent les jours et les nuits de Balzac, elle contribue à donner à sa vie une forme choisie, dont on comprend qu’elle est aussi pragmatique qu’éthique : productiviste, la regula balzacienne se fonde sur de hautes vertus sans lesquelles les œuvres produites resteraient sans valeur. Il serait d’ailleurs artificiel de séparer ces deux dimensions, puisque pour Balzac comme pour tant de moines d’Occident « demeurer spirituel est le but principal du travail[32] ».

Le lieu
Cependant, Balzac, « à la fois ermite et sybarite[33] » était autant capable d’ascèse que de frivolité. Au Balzac laborieux et monacal en robe de chambre, Balzac nocturne, s’oppose un Balzac de soirée, c’est-à-dire un Balzac de gala, flamboyant jusqu’à l’éblouissement[34]. La règle qu’il s’impose correspond donc à l’envers d’une vie publique, elle structure une vie cachée dont la nécessité devient plus forte à mesure que croissent « cet éclat et cette célébrité qui [lui] font un mal inouï[35] ». On ne comprendrait pas le « système d’existence » balzacien sans aborder une dernière dimension ou condition venant garantir son intégrité : le choix d’un lieu capable de tenir l’écrivain à l’écart du monde. A la tenue de bénédictin correspond un bureau claustral. « Ma vie se passe dans une cellule de moine[36] », explique-t-il à Madame Hanska. C’est-à-dire qu’il passe la plupart de ses heures dans son cabinet de travail, pièce dont la décoration, selon ses logements, peut aller du dépouillement le plus absolu à une simplicité cossue. Comme pour ce qui est de sa tenue d’écriture, l’ameublement de son cabinet de travail est modeste et change peu. C’est toujours la pièce la plus simple de son domicile[37]. Par ailleurs, si les logements de Balzac tendent à se faire dans leur ensemble plus luxueux au fil des années, il faut se souvenir de son perpétuel endettement, et des phrases émouvantes qu’il adresse à Théophile Gautier lorsque celui-ci s’étonne en visitant la rue Fortunée du luxe qui s’y affiche: « Rien de toute cela n’est à moi. (…) Je ne suis que le gardien et le portier de l’hôtel[38] ». Décorateur sans le sou, meublant aux frais de Madame Hanska une fastueuse maison qui ne lui appartiendra jamais – il meurt avant – le romancier s’entoure de biens dont il n’a que l’usage et pas la possession : ainsi du moine dans son monastère, se servant d’objets dont il ne possède aucun. Dans le plus luxueux de ses domiciles, il continue de vivre, harassé par la dette, dans une forme singulière de « très haute pauvreté ».
                     Au-delà de la question du dénuement, la principale vertu du lieu de l’écriture tel que le conçoit Balzac reste la puissance d’isolement, la capacité à soustraire l’écrivain au monde : « Il me faut le désert[39] ». Dans sa maison se radicalise la fuite du siècle : les logements de cet homme qui a toujours quelqu’un à fuir sont extrêmement difficiles d’accès, car soumis à des systèmes élaborés de mots de passe et de pseudonymes. On doit pour se faire ouvrir annoncer que « la saison des prunes est arrivée », ensuite que l’on « apporte des dentelles de Belgique » et enfin que « Madame Bertrand est en bonne santé[40] » ; on doit demander la veuve Durand ; faire quérir Monsieur de Breugnol ou encore passer l’épreuve d’indications contradictoires données par une série de Sphinx domestiques[41]. Si tout domicile est donc pour lui une cachette – il écrit par exemple depuis Passy « Je suis caché là pour quelque temps… il m’a fallu déménager très lestement et me fourrer là où je suis…[42] » – c’est dans son cabinet de travail que cette logique culmine. Léon Werdet décrit le cabinet de la rue Cassini, où Balzac habite au début des années 1830, comme une « sombre et paisible retraite » coupée de la lumière du jour par d’épais rideaux, un véritable « sanctum sanctorum[43] ». Dans le logement suivant, rue des Batailles, Théophile Gautier découvre un bureau auquel on accède par une porte secrète derrière le boudoir et qui, de plus, est insonorisé par plusieurs épaisseurs de toile et de papier[44]. C'est dans l'invisibilité et même le secret, au prix d’un isolement total, que doit s’opérer la création littéraire[45]. Une fois de plus, Balzac se conforme au modèle monastique : il s’enferme, se terre, se barricade avec une radicalité semblable à celle de moines dans leur monastère, soumettant les entrées à un processus de filtrage particulièrement minutieux, visant à préserver l’espace du cloître de toute transgression[46]. Il opère une forme de sanctification de l’espace privé, qui a bien été analysée par Nathalie Preiss à propos du boudoir, qui est comme elle l’écrit « lieu de retraite » et « lieu sacré » luttant par sa vertu d’occultation contre la « maladie moderne de l’abolition des limites[47] ». Si Balzac s’enferme, c’est pour protéger une création comprise comme mystère, comme le Frenhofer du Chef-d’œuvre inconnu cache dans son atelier une toile que des regards extérieurs ne sauraient comprendre, ou encore comme les figures d’alchimistes qui peuplent son imaginaire[48]dissimulent nécessairement leurs travaux.

L’envol
Ces trois dimensions de la règle de vie balzacienne, la nuit, la tenue immaculée et la retraite dans un logis-cachette, se conjuguent pour créer un vide autour du moment du travail. Loin des distractions du monde et des visiteurs importuns, enveloppé dans sa pelure spirituelle, il écrit sous trois strates d’occultation, dans une sorte de chambre noire. Il n’existe plus pour le monde et le monde n’existe plus pour lui. C’est seulement de cette façon, dans le cadre d’une disparition intégrale de l’écrivain, sorte de soustraction au réel, que peuvent se développer ses images intérieures :
« Rien de ce qui est réel ne doit plus se manifester autour de lui, les livres sur les murs tout alentour, les parois, les portes et les fenêtres et tout ce qu’il y a derrière eux se résorbent dans les ténèbres de la pièce[49]. »
Le mystère que protègent les différentes strates de dissimulation instaurées par l’auteur est celui d’une métamorphose de l’appareil sensitif et imaginatif, et de l’accès à ce que Balzac appelle la « seconde vue » ou « don de spécialité ». Perception d’un sens caché des choses, puissance d’empathie quasi extatique, ou encore perception des choses absentes comme si elles étaient présentes, ce don est partagé sous des formes diverses par nombre des personnages  de la Comédie Humaine – Élie Magus, Henriette de Mortsauf, Ursule Mirouët, Louis Lambert … – mais aussi, selon quantité de commentaires et témoignages, par leur créateur lui-même. Philarète Chasles dit de Balzac qu’il est « un voyant[50] », Baudelaire qu’il est un « visionnaire, et un visionnaire passionné[51] », Gautier parle de sa « puissante faculté d’intuition » et explique qu’il a le « don d’avatar, c’est-à-dire celui de s’incarner dans des corps différents et d’y vivre le temps qu’il voulait[52] ». Comme l’explique Balzac lui-même, l’artiste est un être « plongé dans la sphère inconnue des choses qui n'existent pas », un homme pour qui « le monde extérieur n’est rien[53] », évoluant dans une réalité parallèle mais non moins réelle – bien au contraire – que celle du commun des mortels. Ce qu’il atteint est une forme clarifiée de perception, une sorte d’accès au cœur des choses, plus direct que celui qui se fait par les sens corporels. On lit dans Louis Lambert :
« Soudain je rentre en moi-même et j’y trouve une chambre noire où les accidents de la nature viennent se reproduire sous une forme plus pure que la forme sous laquelle ils sont d’abord apparus à mes sens extérieurs[54]. »
Une fois l’écriture comprise comme exercice d’une puissance visionnaire, l’idée du corps de l’écrivain au travail comme corps « angélisé » prend d’autant plus de sens. Il n’est pas seulement corps chaste, « sublimé » ou sexuellement ambigu car « sorti de la physicalité reproductive normale[55] » comme l’écrit Daniel Fabre, mais bien un corps apte à circuler entre les mondes. Si l’on peut se figurer un ange gras et puissant, rougeaud et hyperactif, travaillant comme « un bœuf à la charrue[56] », Balzac à sa table est bien un ange travailleur. Son corps massif se fait immatériel et quitte la terre des hommes pour un autre monde, qui peut être proprement céleste, divin – monde vers lequel s’élève Séraphîta – ou bien monde sublunaire vu sous une lumière nouvelle – monde de l’ « envers », inhérent à celui connu de tous et pourtant insoupçonnable[57] – avec, dans les deux cas, l’idée de la pénétration d’une dimension voilée du réel[58]. Si l’on peut appeler ange l’écrivain, c’est encore par son rôle de messager, de médium (de navette pourrait-on dire) entre ces différentes dimensions, puisqu’il est capable de rapporter de ses voyages intellectuels[59]des vérités qu’il vient transmettre à tous ceux qui sans lui ne pourraient pas les voir[60]. Il trouve, dans la puissance de connaissance qui est la sienne et dans sa fonction de messager ses similitudes les plus fortes avec la figure de l’ange, qu’il ne cherche dès lors plus à imiter, mais qu’il incarne proprement. Ce que protègent les strates d’occultation de la règle de vie balzacienne, c’est ainsi l’accès, dans le secret du bureau compris comme « saint des saints », à la plus haute forme de conscience et à des vérités de valeur universelle :
« Il pensait que l’imagination, quand elle est poussée à son suprême degré d’incandescence, est une flamme éclairante et le plus sûr de nos instruments de connaissance. Créer, inventer, employer à plein rendement la fécondité que l’on sent en soi, c’est, pour Balzac, approcher les mystères sacrés de l’existence et se donner une chance de forcer les limites imposées à notre savoir[61]. »
L’écriture romanesque et l’imagination qu’elle met en jeu n’ont donc rien à voir avec la fantaisie ou un art du beau mensonge, mais constituent au contraire les instruments de la révélation d’un savoir supérieur. Pour qui a une telle ambition et accorde une si grande dignité à la littérature, le cabinet de travail devient, pour reprendre les mots de Brian O’Doherty à propos du studio de Mark Rothko, un « vestibule de la transcendance[62] ». Passerelle vers une dimension plus haute du réel, un monde connu de l’artiste seul, il est un lieu de recherche forcenée, de douleur et d’exaltation, protégeant « un grand secret inavouable[63] ». C’est-à-dire qu’il est comme la cellule du moine un lieu « parent du ciel[64] » mais aussi, le lieu d’une profonde solitude et d’une incommunicabilité. Non seulement parce que si les visions provenant du don de seconde vue peuvent être partagées, ce partage ne garantit par leur compréhension, mais aussi parce que, de façon plus générale, la possession de ce don isole l’artiste[65]. Évoluant dans un monde dont lui seul perçoit les contours, Balzac, comme l’écrit Zweig, « devait faire sur le public l'impression d'un excentrique parce qu'il est au vrai sens du mot, sorti de son centre dès qu'il quitte sa chambre, son bureau, sa besogne[66]. » Arraché à l’espace de son cabinet de travail, il ne cesse jamais tout à fait d’être cet ange travailleur, exerçant un don de seconde vue qui complexifie en permanence son rapport au réel. C’est aussi cette étrangeté au monde commun qu’évoque la robe de chambre blanche. Tenue d’intérieur devenue emblème d’un personnage public, elle renvoie à l’état singulier, pas tout à fait conscient ou bien pas tout à fait humain de l’être qui la porte. C’est cela que donne à voir le Balzac de Rodin, un homme dont on sent qu’« il s’est levé, la nuit ; dans le désordre de l’insomnie, il marche, pourchassant une idée subitement apparue[67] ». Sur cette statue qui rend visible aux hommes un homme qui voit autre chose qu’eux, la monolithique robe de chambre fonctionne comme un pilier tourmenté, le présentoir dramatique d’une tête[68]. Balzac y devient une créature sans corps ou du moins au corps autre, rendu informe par des manches laissées pendantes, par les remous que les bras produisent sous le tissu, mais aussi par le prolongement de la robe de chambre jusqu’à terre, cachant tout à fait les organes de la locomotion humaine. Ce Balzac fantomatique, à la fois massif et incorporel, peut se rencontrer vers 1840, battant la campagne  dans un état second, se comportant le long des routes et au beau milieu de Paris comme il se comporte chez lui, c’est-à-dire en oubliant son corps, sa visibilité, mais aussi toutes les conditions pratiques de l’existence humaine :
« C’est en allant par les bois solitaires de Ville-d’Avray et ceux de Versailles qu’il pensait et se recueillait. Souvent, c’est lui-même qui me l’a raconté, il s’était trouvé le matin en robe de chambre et en pantoufles, nu-tête, sur la place de la Concorde, après avoir marché toute la nuit à travers bois, villages, prairies et chemins. Il grimpait alors sur l’impériale des voitures de Versailles et rentrait à Ville-d’Avray, par Sèvres, n’ayant oublié que de payer le conducteur, pour la raison fort simple qu’il était sorti des Jardies sans un sou dans sa poche[69]. »
Les marches méditatives de Balzac en robe de chambre sont celles d’un esprit qui n’est plus conscient de son corps, mais dont les jambes ne cessent de fonctionner. Même hors de son lieu d’écriture, son vêtement blanc, sorte de corps subtil ou de véhicule de l’âme, signale l’appartenance au monde intermédiaire à travers lequel ses visions le guident, monde intérieur mais non moins réel. Ainsi de Balzac, raccompagnant une nuit George Sand par les rues, un flambeau à la main, enveloppé de sa robe de chambre blanche (qu’il exhibe avec « une joie de petite fille »), expliquant à son amie qu’il ne craint rien : « Si je rencontre des voleurs, il me prendront pour un fou, et ils auront peur de moi, ou pour un prince, et ils me respecteront[70] ». Dans sa robe de chambre, il est invincible puisqu’impalpable, mais surtout puisque les êtres qui pourraient lui vouloir du mal sont sous le pouvoir de son imagination. L’entièreté du monde devient vision intérieure. C’est encore dans cet état d’illumination que l’on rencontre Balzac, invité à un bal où il vient « en observation » et où, « costumé en moine, [il] ne dansa pas, mais grimpa sur une banquette pour voir l'ensemble de la fête (…) [versant] presque des larmes de joie à la vue de ébriétés chorégraphiques[71] ». Le costume de moine, comme enveloppe d’un romancier visionnaire, est aussi lieu de ses plus grands bonheurs. C’est sous sa protection que Balzac se laisse transporter d’émotion en contemplant ses semblables, qu’il se plonge dans ses méditations solitaires ou s’affaire à la table, une fois rentré chez lui. La robe de chambre blanche signale et accompagne donc un état singulier de l’être, une forme de perception spécifique, celle du « don de spécialité » balzacien. Elle prend part à une vie spirituelle où l’imagination prend corps, une « vie secrète » de l’écrivain, où il « oublie tout[72] » et au premier chef lui-même. Dans cette tenue plus angélique encore que monacale, le corps de l’écrivain se subtilise tandis que le monde entier, autour de lui et en lui, se transfigure sous le coup de l’imagination créatrice.

[1] Théophile Gautier, Honoré de Balzac, éd. rev. et augm., Paris, Poulet-Malassis, 1859, p. 5-6.
[2] Ces mots s’appliquent au costume austère des membres du monastère laïc de Mme de La Chanterie. Honoré de Balzac, L’envers de l’histoire contemporaine [1855], Paris, Gallimard, 1970, p. 57.
[3] Balzac, lettre à Zulma Carraud citée par André Maurois, Prométhée ou la vie de Balzac, Paris, Hachette, 1965, p. 198.
[4] Balzac, Lettre à Mme Hanska, janvier 1833, Lettres à l’étrangère t. 1, 1833-1842, Paris, Calmann-Lévy, 1899.
[5] Théophile Gautier, Honoré de Balzac, édition revue et augmentée, Paris, Poulet-Malassis, 1859, p. 57 . Voir aussi Stefan Zweig, Balzac, Le roman de sa vie [trad. Fernand Delmas], Paris Albin Michel, 1950, p. 41.
[6] Léon Gozlan, Balzac intime : Balzac en pantoufles, Balzac chez lui, Paris, La Librairie illustrée, 1886, p. 19.
[7] Balzac, « Des Artistes » [1830] in Œuvres complètes XX-XXIII, Œuvres diverses. Tome 22, parties 5-6. Paris, Michel Lévy, 1879, p. 144.
[8] « Travailler, Chère comtesse, c’est me lever tous les soirs à minuit, écrire jusqu’à huit heures, déjeuner en un quart d’heure, travailler jusqu’à cinq heures, dîner, me coucher, et recommencer le lendemain » Lettre à Mme Hanska du 15 février 1845, citée par Louis Etienne Baudier de Royaumont Pro domo (La Maison de Balzac). Histoire et description, suivi de Comment a été fondée la Maison de Balzac par JP Barbier, Paris, Eugène Figuière, 1914, p. 56.
[9] Gautier, op. cit.
[10] Balzac, L’envers de l’histoire contemporaine, op. cit., p. 79.
[11] Ibid., p. 82.
[12] Ibid., p. 79.
[13] Citée par Alphonse de Lamartine, Balzac et ses œuvres, Paris, Michel Lévy, 1866, p. 25.
[14] Gautier, op. cit, p. 5-6..
[15] Zweig, op. cit., p. 162.
[16] La laine de cachemire, plus sèche qu’aujourd’hui du fait de son mode de fabrication, n’avait alors pas la douceur qu’on peut supposer. Je remercie Adrien Chombart de Lauwe pour cette indication.
[17] Lettre à Laure Surville du 20/10/1849, citée par Gaëtan Picon, Balzac par lui-même, Paris, Seuil, 1956, p. 15.
[18] Giorgio Agamben, De la très haute pauvreté : Règles et formes de vie. Homo sacer IV, 1, Paris, Payot et Rivages, 2011, p. 28.
[19] Jean Cassien, Institutions Cénobitiques, trad. Jean-Claude Guy, Paris, Éditions du Cerf, 1965, p. 43.
[20] Par la science qu’il appelle « vestignomonie », Honoré de Balzac, Traité de la vie élégante [1833], Paris, Bossard, 1922, p. 114., pp. 58 et 81.
[21] Gil Bartholeyns, « Quand l’objet donne l’exemple : la vie d’un moine au Moyen Âge, une spiritualité toute matérielle », Archives de sciences sociales des religions, t. 61, n°174, avril-juin 2016, pp. 149-168, à la p. 160.
[22] Gautier, op. cit. p. 6.
[23] Balzac, Traité de la vie élégante, op. cit., 114.
[24] Anne-Marie Baron, Balzac, ou les Hiéroglyphes de l’imaginaire, Paris, Honoré Champion, 2002, pp. 87 et 188.
[25] « Des artistes », op. cit., pp. 146 et 152.
[26] Balzac, Séraphîta [1835], Paris, Les Éditions du Cénacle, 2018, pp. 137-138.
[27] Ibid., p. 56 ; et Edmond Werdet, Portrait intime de Balzac : sa vie, son humeur et son caractère, Paris, A. Silvestre, 1859, p. 333.
[28] Cité par Garcia M. Colombas, Paradis et vie angélique. Le sens eschatologique de la vocation chrétienne, trad. Suitbert Caron, Paris, Éditions du Cerf, 1961, p. 154.
[29] Par exemple : « J’aperçus des légions d’Anges, dont les robes étaient toutes uniformes, & surtout éblouissantes par leur blancheur. Voici, s’écriaient-ils, en m’environnant, un étranger parmi nous, & j’entendais qu’ils murmuraient entre eux, de ce que j’avais osé paraître avec un vêtement différent. », Emanuel Swedenborg, Traité curieux des charmes de l'amour conjugal dans ce monde et dans l'autre, trad. M. de Brumore, Berlin/Bâle, Georges-Jacques et J. Henri Decker, 1784, p. 50.
[30] Notamment en raison de sa désexualisation. Daniel Fabre, « Le corps pathétique de l’écrivain », Gradhiva : revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie, n°25, 1999, p. 1-13, p. 5.
[31] Cf. Paul Bénichou,  Le Sacre de l’écrivain 1750-1830, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Gallimard, 1996.
[32] Bartholeyns, op. cit., p. 164.
[33] Anne-Marie Baron, « Curiosité(s) et imagination chez Balzac et Baudelaire. Fondements balzaciens d’une métaphysique des choses et des mœurs », L’Année balzacienne, n° 18, 2017, pp. 297-310, à la p. 304.
[34] « Il éblouit, il étonna (…) il produisit l’effet du soleil dans une glace ». Gozlan, op. cit., p. 4.
[35] Lettre à Mme Hanska du 22 décembre 1842.
[36] Lettre à Mme Hanska, du 24 février 1833, Lettres à l’étrangère t. 1, op. cit., p. 12.
[37] Zweig, op. cit., p. 109.
[38] Gautier, op. cit., p. 170.
[39] Cité Baron, Balzac, ou les Hiéroglyphes, op. cit., p. 37.
[40] Gautier, op. cit., p. 82
[41] Royaumont, op. cit.,  p. 44.
[42] Lettre à Mme Hanska de 1840 citée par Royaumont,op. cit., p. 37.
[43] Werdet, op. cit., p. 333.
[44] Gautier, op. cit., p. 86.
[45] « Il disparaissait alors complètement, ses meilleurs amis perdaient sa trace ; mais il sortait bientôt de dessous terre, agitant un chef d’œuvre au-dessus de sa tête... », ibid. p. 78.
[46] Nira Gradowicz-pancer, « Enfermement monastique et privation d’autonomie dans les règles monastiques (Ve -VIe siècles) », Revue historique, juillet-septembre 1992, t. 288, p. 3-18, à la p. 10.
[47] Nathalie Preiss, « Le boudoir comme laboratoire », dans Jean-Jacques Gautier et Nathalie Preiss,Balzac, architecte d’intérieurs, catalogue d’exposition, musée Balzac - Château de Saché, Paris, Somogy, 2016, pp. 175-176.
[48] Anne-Marie Baron, « Balzac et la tradition alchimique », L’Année balzacienne, n°14, 2013, pp. 231-242.
[49] Zweig, op. cit., p. 162.
[50] Dans sa notice nécrologique du Journal des débats, 24 août 1850.
[51] Dans L’art romantique, 1869.
[52] Gautier, op. cit., p. 38.
[53] « Des artistes », op cit., p. 147.
[54] Honoré de Balzac, Louis Lambert, Paris, José Corti, 1954, p. 18.
[55] Fabre, op. cit., p. 10.
[56] Gautier, op. cit., page 43.
[57] Cf. Igor Sokologorsky, « Balzac et l’envers du monde », L'Année balzacienne, n° 10, 2009, pp. 315 à 345.
[58] « L’illumination angélique se déploie sur la création matérielle, que l’ange voit alors sous un aspect transfiguré, reflété dans la lumière divine. » Philippe Faure, « L’ange du haut Moyen Âge occidental (IVe -IXe siècles) : création ou tradition ? », Médiévales n° 15, automne 1988, pp. 31-49, à la p. 33.
[59] « Ces longues marches de la pensée », « ces solitudes peuplées »… Balzac, « Des artistes », op. cit., p. 148. Un des ouvrages que Butor consacre à Balzac s’intitule Paris à vol d’archange (Michel Butor, Paris à vol d’archange Improvisations sur Balzac II, Paris, La Différence, 1998).
[60] Baron, « Fondements métaphysiques de l’image balzacienne », op. cit.
[61] Béguin, op. cit., NP.
[62] Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie [1976-1981], Genève, JRP Ringier, 2020, p. 177. O’Doherty compare d’ailleurs le studio de Rothko à celui de Frenhofer.
[63] Ibid.
[64] Dom Garcia M. Colombas, op. cit., p. 196.
[65] « Le paradis pour Balzac, serait que tout le monde réussisse à être génial ». Butor, op. cit., p 92.
[66] Zweig 159
[67] Camille Mauclair, Auguste Rodin, l’homme et l’œuvre, Paris, La Renaissance du livre, 1918, p. 43.
[68] Mauclair compare la statue à un menhir. Ibid., p. 45.
[69] Gozlan, op. cit., p. 20.
[70] George Sand, Histoire de ma vie.
[71] Roger Pierrot Jean Adhémar et Jacques Lethève, Honoré de Balzac, 1799-1850 : exposition organisée pour commémorer le centenaire de sa mort, Paris, Bibliothèque nationale, 1950, p. 125.
[72] Lettre à Madame Hanska citée par Royaumont, op. cit., p. 49




Fragments d'une future Encyclopédie Polichinelle / Temple (2022)2200


"Polichinelle doit être sous les armes, et gambader mort ou vivant"
Maurice Sand


Absolue nécessité : Absolument nécessaire, Polichinelle l’est en tant que rare matière organique capable de conduire, dans un seul geste ou regard, à la fois l’électricité de la bouffonnerie et le courant aérien de la grâce. Son apparence comprise comme image d’une unité primordiale retrouvée pourrait être le chire de beaucoup d’énigmes : « Regarde bien mon masque : tu ne vois pas que je ne ris ni ne pleure jamais – ou plutôt que je maintiens les deux choses si étroitement liées qu’il n’est plus possible de les discerner ? » (Giorgio Agamben, Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes).

Bosse : "Trois livres et demie de chair en forme de mangue » (Pierre Senges, Fragments de Lichtenberg). La bosse se développe au moment de la maturité sexuelle du Polichinelle et devient vite très sensible. Elle constitue, avec la haute coiffe, le signe distinctif majeur de l’espèce. Certains spécialistes qualifient la bosse d’« ornement » et même de « chorégraphie » (Pierre Senges, ibid.), tandis que d’autres insistent sur sa « gaucherie suprême » (Agamben, op. cit.) Les deux idées ne sont pas contradictoires. De façon générale, tous s’entendent sur le caractère animé et vivant de la bosse : « elle ouvre les bras » (Senges), elle est « hilare » (Agamben). La bosse est un peut-être un mouvement de l’âme du Polichinelle, rendu visible.

Farceur : Polichinelle tend naturellement à la farce et aux bêtises, pas toujours inoffensives : « Il est vrai que Polichinelle est un farceur qui a plus d'une peccadille sur la conscience ; peut-être aura-t-il été obligé de s'expatrier à la suite de quelque frasque... » (Henri de Graffigny, Polichinelle ermite. Comédie bouffe en un acte). De ce naturel découlent toutes sortes de surnoms, tels que « nuisible de charme », « glandeur diabolique », « usine à bêtises », ou encore, selon une source inédite « C’est, dit M. Magnin, une espèce de franca-tripe (farceur de haute graisse)» (Maurice Sand, Masques et bouffons: comédie italienne).

Farcissure  :(voir à : Gloutonnerie, Gloutonnade ; voir aussi : Macaronis et Gnocchis) : Sans limites dans son goût du manger, « il se complaît à bâfrer bestialement des platées de macaronis dans un énorme vase de nuit » (Pierre- Louis Duchartre, La commedia dell’arte et ses enfants). Il est significatif qu’on retrouve Polichinelle en Angleterre sous le nom de JACK PUDDING et en Allemagne sous celui de HANSWURST (Jean Saucisse).

Pullulation : (voir à : Famille ; voir aussi pour les questions de généalogie à Polichinellesse ainsi qu’à Bébé Polichinelle ou Polichinou) : « Pulcinella se reproduit et pullule : il est remarquablement prolifique. C’est moins un personnage singulier qu’une horde parasitaire » ou encore une « race envahissante » (Jean Starobinski, 1789, Les emblèmes de la raison).

Surhumanité
Parfois rapproché de la figure de l’ange, d’autres fois assimilé à un poulet ou un poussin, Polichinelle échappe à l’humanité par le haut aussi bien que par le bas. Il incarne une forme paradoxale d’idéal : « En fait de difformités, le Polichinelle doit être ce qu'est Apollon en fait de perfections. » (Maurice Sand, op. cit.) ; « Vous le reconnoissez à son rire fantastique, inextinguible comme celui des dieux. Il ne paroît pas encore ; mais il susurre, il siffle, il bourdonne,
il babille, il crie, il parle de cette voix qui n’est pas une voix d’homme, de cet accent qui n’est pas pris dans les organes de l’homme, et qui annonce quelque chose de supérieur à l’homme, Polichinelle, par exemple. » (Charles Nodier, “Polichinelle”, Contes de la veillée).

Zboub : (syn. hermarphr. Zguèguenénette) la saison des amours, les Polichinelles se taquinent et se pourchassent sans cesse. L’accouplement peut comporter des acrobaties, des coups de bâton et des épisodes de chant lyrique. Imprévisible, souvent joyeux et brutal, parfois mélancolique, l’amour d’un Polichinelle met en jeu les mêmes qualités que son art de la farce : « Un amore sensuale, leggiero, sboccato, spudorato, svergognato » (Benedotto Croce, Pulcinella, Il personnaggio del Napoletano in Commedia). Ceux qui ont pu les observer de près disent qu’il y a dans les ébats des Polichinelles quelque chose comme une image retrouvée du paradis, où la synthèse surnaturelle du sublime et du ridicule atteint son acmé.





Qu'est-ce qu'un mannequin ? / Critique (2022) 


Le mannequin de mode pratique un art muet, fait de démarches, de poses, de gestes et de regards. Cet art sans nom se déploie dans la plupart des formes de présentation commerciale de l’habit : le défilé, la photographie éditoriale ou publicitaire, la présentation privée ou en showroom le mobilisent chacun à sa manière. Holly Hay et Shonagh Marshall ont souligné l’importance de ce rôle du mannequin dans un livre publié en 2018, Posturing1, qui aborde l’art de la pose photographique comme champ d’invention esthétique à part entière. À travers une sélection d’images de mode récentes, ils présentent une galerie de gestes cryptiques et alambiqués, où se manifeste avec force l’existence d’une esthétique du corps en mouvement propre à la mode. Les mannequins qui posent sont ici pensés comme «sculptures tordues et contorsionnées, sur lesquelles le vêtement est utilisé comme draperie 2 ». Ils apparaissent donc non seulement comme silhouettes, mais aussi comme vecteurs de propositions plastiques, collaborateurs à part entière du photographe et du styliste qui composent l’image.
Le rôle actif du mannequin n’est pas moindre lors du défilé de mode, comme le révèle la performance d’Olivier Saillard, Models Never Talk, créée en 2014. Cette histoire orale et incarnée du mannequinat, donnant la parole à d’anciennes modèles devenues archives vivantes, consiste en récits mais aussi en évocations chorégraphiées de souvenirs d’ateliers et de défilés. Démarches et poses y sont rendues à leur profondeur temporelle et expérientielle, tandis que les corps gainés de noir se voient habillés uniquement par leurs attitudes et mouvements. Olivier Saillard explique que les mannequins «possèdent ce qu’un musée ne pourra jamais stocker. La matière vivante, les gestes3 ». Or, si depuis une vingtaine d’années déjà, un ensemble d’expositions et de publications universitaires ont remis le mannequin au centre de la réflexion sur la mode4, la difficulté soulevée par Olivier Saillard reste vive, puisque la plupart de ces tra- vaux n’accordent à l’art de la démarche et de la pose qu’une attention restreinte. C’est du côté des propositions expéri- mentales, à la fois plastiques et réflexives, que l’intérêt est manifeste. On vient de citer Posturing et Models Never Talk. C’est aussi le cas du livre d’images Study of Pose. 1000 Poses by Coco Rocha 5 ; des ingéniosités du voguing, danse urbaine inspirée des poses de mannequins, qui a fait l’objet d’un intérêt renouvelé ces dernières années; ou encore de l’inégalable Défilé des Deschiens, mis en scène par Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff en 1995. Au-delà de ces pré- cieuses recherches artistiques, l’histoire et la théorie du mannequin de mode restent encore largement à écrire. Un ouvrage fait exception, qui se saisit du sujet à bras-le-corps: The Mechanical Smile. Modernism and the First Fashion Shows in France and America, 1900-1929, publié en 2013 par Caroline Evans.

De la nécessité du mannequin
Professeure d’histoire et de théorie de la mode retraitée depuis peu de la prestigieuse école Central Saint Martins de Londres 6, Caroline Evans est une figure majeure des fashion studies britanniques. Son livre occupe depuis près d’une décennie une place toute particulière, puisqu’il constitue la plus importante contribution à l’histoire du mannequinat, et reste à ce jour la seule grande enquête menée sur l’histoire du défilé de mode. Il se démarque aussi par l’attention théorique soutenue qu’il accorde à la question de la démarche et de la pose7. Sans ignorer l’enjeu de la «performance de genre » ou autres reproductions de stéréotypes normatifs qui tendent aujourd’hui à focaliser l’attention, il ouvre un champ de réflexion qui les dépasse largement. Et il fait honneur à ce qu’il appelle l’«énigme» de son sujet, en proposant une archéologie des gestes et des attitudes du corps de mode, partant à la recherche de la «matière vivante» dont parlait Olivier Saillard, non seulement pour en collecter les traces enfouies, mais encore pour tenter d’en élucider la nature et d’en interpréter le rôle fonctionnel.
Malgré cet apport considérable, The Mechanical Smile se présente, en faisant retour sur lui-même, comme un livre sur presque rien: «une histoire d’absence aussi bien que de doubles, histoire de quelques mannequins disparus, de gestes, de poses et de traces, à peine une histoire, simple- ment le récit de quelques femmes qui marchent et prennent des poses» (p. 2598). Le métier de mannequin dont il fait l’histoire est en effet peu caractérisé, puisqu’il trouve son ori- gine dans un simple déplacement, la professionnalisation du geste ordinaire de porter des vêtements. Mais, comme on le comprend vite, ce déplacement est central pour l’histoire de la mode contemporaine. Il est consubstantiel à la naissance de la haute couture, dont, au milieu du XIXe siècle, la structuration commerciale implique d’emblée la mobilisation d’un ensemble de techniques de présentation et de mise en scène, venant compenser l’éloignement entre l’idée du créa- teur et le corps de la clientèle dont elle s’autonomise. Puisque le modèle de haute couture est inventé sans avoir été com- mandé par qui que ce soit, il nécessite l’appui d’un corps prototypique, corps «proleptique» comme l’appelle Caroline Evans, qui accompagne et encourage par sa prestance physique l’entrée d’une nouvelle mode dans le réel. Qui parfois même doit la soutenir par l’audace, voire le courage, et la résistance aux moqueries. Le mannequin est donc chargé d’annoncer et d’incarner un futur possible, pour tenter de le transformer en présent.
Faire profession de porter des vêtements signifie aussi les mettre en mouvement. Et depuis les modes du Second Empire, faites pour être vues de profil, comme en passant, jusqu’à celles dites «cinétiques» des années 1920, Caroline Evans montre qu’il y a là une nécessité. Le design vestimentaire intègre de façon croissante l’idée de mouvement, et mar- cher, se retourner, faire voler les plumes d’un chapeau, faire froufrouter des dentelles, deviennent alors autant de gestes indispensables, lors de la présentation commerciale au public comme sur le lieu de la création du vêtement (le studio de couture) où les mannequins sont d’une mobilité et d’une activité croissantes. Le mannequin est donc, comme l’écrit Evans, à la fois un voyageur dans le temps, venu annoncer aux femmes (puisqu’il s’agit d’une histoire du mannequinat féminin) ce dont elles auront l’air demain, et un trickster accomplissant l’acte magique du don de la vie au vêtement (p. 217).
En plaçant ainsi le mannequin au cœur du paradigme de mode qui naît sous le Second Empire, le livre opère un renversement de perspective remarquable. Le grand couturier, figure supposément dictatoriale, et dont tout le prestige repose sur l’affirmation d’un nom propre (la griffe qui vient marquer ses créations), semble ici inséparable et même dépendant de la figure anonyme et modeste du mannequin, interface de communication nécessaire entre la maison de couture et son public. Charles-Frederick Worth, par exemple, premier créateur de mode à assumer un éthos d’artiste-auteur, est décrit «comme homme d’affaires plutôt que comme designer»: son génie aura consisté à présenter à sa clientèle non pas un seul, mais un groupe, une «armée» de mannequins qui tient lieu de «catalogue vivant» (p. 14). De même, les ventes de la marque Lucile doublent lorsque sa créatrice Lady Duff Gordon présente ses collections sous forme de défilés; et le succès de Jean Patou passe par sa troupe de mannequins américains, ou par son mannequin Lola, qui grâce à son chic ultra-productif écoule jusqu’à sept fois plus de robes que ses consœurs. On mesure véritablement à quel point le rôle des mannequins est essentiel au commerce de la haute couture lorsqu’on lit qu’en 1910, lors de la grande inondation qui les empêche de rejoindre les maisons de couture parisiennes depuis leurs banlieues, les ventes de vêtements, alors triste- ment présentés sur des chaises, s’effondrent. Comme le dit un acheteur dépité : « Des mannequins sans les robes... passe encore!... Mais les robes sans les mannequins!» (Fantasio, 15 février 1910, cité p. 32)
À lire Evans, il devient clair que la haute couture consiste autant en l’invention d’un art de la présentation vestimentaire qu’en l’invention du vêtement d’art. Les ressorts primordiaux du succès des couturiers ci-dessus cités (Worth, Patou, ou encore Lucien Lelong) paraissent être le choix des mannequins, l’attention au décor, la sélection des invités, le travail général de l’ambiance – en somme, la capacité à faire de la présentation de l’habit un moment à part, un événement. L’insistance d’Evans sur le caractère industriel de la structuration des maisons de couture, et sur des pratiques telles que l’achat de dessins de modèles à des dessinateurs de mode indépendants, ne fait que renforcer cette idée du couturier comme metteur en scène. Si certains créateurs de la période comme Madeleine Vionnet ou Paul Poiret sont «indubitablement designers» (p. 144), il semble y avoir là une exception plutôt qu’une règle générale. C’est donc une histoire de la mode comme spectacle vivant qui s’imagine ici, une histoire où l’habit n’est pas séparable de ses stratégies de présentation, d’incarnation et d’animation, et où le man- nequin, figure présumée secondaire, tient en fait une place centrale: «caryatide moderniste, elle est à la fois décorative et structurale – un ornement portant le poids du capital» (p. 258).
Mais c’est aussi, on le comprend, une histoire économique et commerciale. Caroline Evans insiste, et c’est là une des thèses importantes du livre, sur la structure indus- trielle de la haute couture parisienne qui a « toujours été une industrie d’exportation internationale» (p. 2), soutenue économiquement par ses liens avec la production de masse aux États-Unis. Le défilé a été conçu comme un spectacle spécialement destiné aux acheteurs internationaux, et l’appari- tion des mannequins est liée à cette perspective quantitative puisque, par définition, ils font cohorte. Êtres génériques, ils apparaissent dans les années 1860 sous la forme de « sosies » ou «mannequins vivants», personnages standardisés par les fourreaux noirs qu’ils portent sous leurs robes, puis, au début du XXe siècle, sont unifiés par leur régularisation morphologique. Comme la création de haute couture qu’il porte, le mannequin n’est jamais qu’un exemplaire parmi d’autres d’un modèle essentiellement multiple. À cet égard, The Mechanical Smile écrit une nouvelle histoire de la haute cou- ture, loin des hagiographies de couturiers: la figure médiale et multiple du mannequin, la reproduction en série, la vente de patrons et de prototypes, ou encore la copie illégale, tout cela tient une place déterminante dans ce qui se présente comme l’analyse structurelle d’une institution envisagée à la fois comme système industriel et comme lieu d’expérimentation esthétique.
Certes, les réflexions d’Evans s’inscrivent dans la lignée d’ouvrages antérieurs et pionniers – deux surtout. Il faut d’abord citer Couture Culture. A Study in Modern Art and Fashion, publié en 2003 par l’historienne de l’art Nancy J. Troy: son analyse détaillée des stratégies publicitaires de Paul Poiret a mis en lumière le rôle décisif du défilé mais aussi de toutes les formes de spectacles vestimentaires – bals masqués fastueux, parades en ville de la femme du couturier, création de costumes pour le théâtre – comme autant d’appuis nécessaires à la séduction et au prestige artistique de la haute couture parisienne. Nancy J. Troy insistait déjà sur le caractère paradoxal des prétentions à l’unicité et à l’origina- lité du couturier-artiste dans le cadre d’un commerce où la copie et la reproduction sont déterminants. Quelques années plus tard, un ouvrage de Marlis Schweitzer, When Broadway was the Runway. Theater, Fashion, and American Culture (2009) a bien montré quant à lui l’importance cruciale du théâtre pour la promotion de la mode dans le contexte américain du début du XXe siècle. Spécialiste des études théâ- trales, Marlis Schweitzer montre qu’en paradant sur scène dans des tenues de haute couture parisiennes, les actrices de Broadway informaient leurs spectateurs des dernières nouveautés vestimentaires et les renseignaient également sur les bonnes façons de les porter, faisant ainsi de la scène new- yorkaise un usage publicitaire déjà courant à Paris depuis les années 1880. Mettant en évidence le transfert de fonction opéré entre le théâtre et les défilés de mode organisés par les grands magasins américains, elle parlait aussi du caractère de divertissements de masse de ces derniers, et de leur présence dans nombre de grandes villes américaines dès les années 1910.

Devenir vêtement
Si la recherche historique de Caroline Evans sur la mise en scène du vêtement de haute couture a donc eu des précédents, son originalité est d’être reliée à une interrogation sur la nature de la performance propre au défilé de mode. Car ce que le mannequin a de commun avec l’actrice – la présenta- tion dynamique de nouveaux modèles vestimentaires – a chez lui la particularité d’être isolé, abstrait de toute narration autant que de toute parole, et donc quintessencié. C’est une passante professionnelle, dont l’art scénique se limite à « une marche infinie, ne menant nulle part, manquant de variété comme de narrativité théâtrale et usant d’un répertoire limité de mouvements» (p. 23). Pour saisir sa nature, Caroline Evans la replace dans une généalogie d’emplois modestes du monde du spectacle. Outre une ressemblance manifeste avec le rôle de la girl de revue, être générique qui avait déjà attiré l’attention de Marlis Schweitzer en tant que « sémiotiquement indéterminée », elle rattache la performance du mannequin à celle de certains petits métiers du spectacle parisien de la fin du XIXe siècle, telle que la figurante, spécialiste des présences discrètes, ou la marcheuse de café-concert, dont la fonction se résume à arpenter une salle dans une tenue suggestive, avec un grand chapeau à plumes. Ses ancêtres directs seraient ces rôles plus que secondaires, corps anonymes et peu expres- sifs, « prototypes de performance humble, anonyme, presque invisible» (p. 27).
On peut dire que la singularité du mannequin est d’attirer toutes les lumières du spectacle vers l’espace spectral, presque vide, qui est celui de la figurante: nécessaire à l’animation du vêtement, il frappe alors en même temps le spectacle de la mode du sceau d’une absence, ou du moins d’une présence lacunaire. Le mannequin place au beau milieu de la scène un personnage qui n’en est pas vraiment un: il ne fait que passer. Même lorsqu’elles sont présentes, «elles ne sont pas là» (p. 188) comme le rappelle Paul Poiret à une journaliste qui aurait voulu leur adresser la parole. Difficile alors de ne pas penser aux êtres à peine ébauchés dont rêve le «Traité des mannequins» de Bruno Schulz: «Elles auront des rôles courts, lapidaires, des caractères sans profondeurs. C’est souvent pour un seul geste, pour une seule parole que nous prendrons la peine de les appeler à la vie. [...] S’il s’agit d’êtres humains, nous leur donnerons par exemple une moi- tié de visage, une jambe, une main, celle qui sera nécessaire pour leur rôle. Ce serait pur pédantisme de se préoccuper du second élément s’il n’est pas destiné à entrer en jeu. Par derrière, on pourrait tout simplement faire une couture, ou les peindre en blanc9.»
Les questions de l’inachèvement et de la présence lacunaire, mais aussi de la réification et d’une certaine déshumanisation, sont au cœur du livre. L’enquête de Caroline Evans sur l’art du mannequin s’appuie souvent sur une démarche généalogique; elle croise de façon fructueuse le monde du spectacle. Mais d’abord et avant tout, elle se fonde sur des analyses terminologiques et fait porter la réflexion sur l’ori- gine même du rôle tenu par le mannequin: bien des aspects de son mode d’être, en effet, rappellent l’ancêtre inanimé dont il tire à la fois son nom et sa fonction, l’objet dont il descend en droite ligne: le mannequin de tailleur, instrument de travail dont il garde un genre masculin devenu paradoxal, et dont il doit se différencier durant plusieurs décennies en se faisant d’abord appeler «mannequin vivant» (en anglais le terme de model se rapporte également à un objet, le proto- type vestimentaire). Né sous le signe de la chose10, le mannequin ne cesserait, en somme, de se ressentir de cette origine. D’où la sensation d’inquiétante étrangeté qu’il provoque chez ceux qui l’observent, et la préoccupation constante d’une possible déshumanisation, d’un devenir-objet dont on pour- rait dire qu’il est un redevenir-objet. En tant que tel, le mannequin s’inscrit dans une lignée de représentations allant de l’Olympia de L’Homme au sable d’Hoffmann, à Claire Lescot – L’Inhumaine de L’Herbier – en passant par l’Hadaly de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam: il est une créature hyper-féminine, mais pas tout à fait humaine.
On trouvait déjà l’amorce de ces réflexions dans Fashion at the Edge. Spectacle, Modernity and Deathliness, publié par Caroline Evans en 2003, où le mannequin était envisagé comme «poupée vivante» à travers des œuvres de couturiers et de photographes. Ici, ce devenir-objet devient performa- tif, s’incarne dans les mouvements du mannequin lui-même. C’est paradoxalement lorsqu’il se manifeste comme vivant, au moment de la présentation vestimentaire en mouvement, que se manifeste le plus fortement sa potentielle inhumanité. Car son art de la marche et de la pose est non seulement marqué par l’expressivité minimale et par le silence de la figurante, mais il a aussi le caractère répétitif du mouvement mécanique. Lors des défilés, mais surtout lors des essayages destinés à une clientèle privée, sa marche infinie se séquence en allers-retours, poses et gestes toujours semblables. À tra- vers une performance à la fois répétitive et impassible, sans affect, le mannequin se manifeste comme pur médium d’ex- position, outil sans âme de mise en mouvement d’une robe. Il se rapprocherait en cela, selon Caroline Evans, de l’ouvrier soumis à la discipline tayloriste, accomplissant lui aussi une tâche impersonnelle, une série d’actes productifs, rentables, mais non expressifs. S’il peut être décrit comme oscillant entre la femme et l’objet, c’est donc aussi du fait d’une auto- objectification performée au travers de gestes rationalisés et disciplinés, propres à la recherche d’efficacité et de rentabilité maximales des nouveaux modes capitalistes d’organisation du travail. Dans son cas, être rentable signifie provoquer l’admiration et le désir mimétique, savoir offrir au public une image désirable en même temps qu’un écran de projection. Son absence d’expressivité a une double fonction: laisser vacante une place où puisse venir s’inscrire l’image (idéalisée) de celles qui regardent; et laisser la place au vêtement lui- même, puisque si le mannequin reste une éternelle figurante, c’est l’habit à vendre qui joue alors le rôle principal. Caroline Evans nous invite à le penser lorsqu’elle fait remarquer que la présentation vestimentaire culmine dans un «devenir vête- ment» (p. 197), c’est-à-dire dans un art de s’effacer au profit du vêtement porté : le mannequin qui « donne la vie » à l’habit se trouve affecté en retour par son caractère objectal. S’opère entre eux un échange réciproque où chacun porte l’autre et le transforme à son image, où chacun devient l’autre, sans qu’il soit plus possible de les différencier ni de hiérarchiser leurs rapports. Selon l’expression d’un couturier anonyme, «une robe est une chose qui marche» (p. 223). La pleine incarna- tion du vêtement de mode coïncide ainsi avec la disparition du mannequin qui le porte.
Pour nuancer ces réflexions, il faut ajouter que le livre met en avant deux grandes façons de modeler, de sculpter la marche. La première relève d’une stylisation collective de la démarche. On voit se reconstituer à plusieurs reprises le che- min qui mène d’une danse à succès ou d’une scène célèbre de cinéma jusqu’aux podiums qui se la réapproprient. Ainsi, comme le vêtement qu’elle anime, la démarche de mode est mimétique: elle s’empare d’images frappantes pour se les incorporer, et contribue en les reproduisant à la circulation d’éléments de l’imaginaire contemporain. On voit se déployer au fil du livre une archéologie du corps de mode en mou- vement, de ses gestes, attitudes et cadences partagés, dont l’histoire ne semble pas moins riche que celle des objets qui les recouvrent: démarches ondulantes et serpentines en 1900; «pose à la Russe» des mannequins Poiret, avec mains sur les hanches et ventre en avant ; épaules voûtées et rythme ralenti des garçonnes...
La seconde façon de modeler la démarche est individuelle: en mentionnant la célébrité de certains mannequins dès les années 1910, et en parlant de leurs démarches caractéristiques, Caroline Evans montre aussi comment l’art de la présentation vestimentaire peut relever, en même temps que de la disparition, du miracle de l’apparition, d’une forme d’enchantement du singulier. Puisque le mannequin ne fait que marcher, son silence et sa sobriété encadrent et sou- lignent un ensemble d’idiosyncrasies qui prennent une valeur esthétique accrue : port de tête, expression du visage, regard, façon de se retourner... Si pour Caroline Evans on peut dire que le caractère générique du mannequin prime, et que la profession est avant tout définie par une dépersonnalisation et par un statut de travailleuse anonyme (le mannequin célèbre étant toujours une exception), on trouve toutefois, dans certains passages de son livre, les indices d’un statut du mannequin comme être à la fois infra-subjectif et singulier, caractérisé non pas en profondeur mais tout en surface, par des façons de faire, comme le serait au théâtre un person- nage type, Polichinelle ou Colombine, qui tiendrait tout entier dans ses manières.

Geste de mode et abstraction moderniste
Dans le dernier chapitre, portant sur l’art de la pose, la question de la présence lacunaire se précise pour devenir celle de la vacuité sémantique de la performance du mannequin. Les poses, envisagées comme outils rythmiques venant séquencer le flux de la marche, sont reliées formellement à de nombreuses sources contemporaines, telles que le tableau vivant, la pantomime, l’expression dramatique des actrices de cinéma muet ou les gestes des grandes tragédiennes. Le corps du mannequin à l’arrêt est lui aussi envisagé comme corps mimétique, reproduisant et retravaillant des images en circulation. Mais les mouvements absorbés et reproduits ne cristallisent aucune narration, ne communiquent aucune signification, ni ne témoignent d’aucun affect. Ces attitudes corporelles entretiennent avec leurs sources des rapports purement graphiques: elles ne signifient rien, sont «indé- chiffrables» (p. 247). L’écart entre le mannequin et l’actrice se creuse alors jusqu’à la contradiction, puisque l’art de la pose est présenté, dans sa vacuité, comme l’inverse du jeu d’acteur. Il est une présentation de soi plastique, mais non communicative, graphique, mais non expressive.
Pour se saisir de ces gestes privés de sens, le livre les inscrit dans la perspective théorique d’un « modernisme per- formatif, gestuel et corporel» (p. 4), conçu comme l’incorporation de l’éthique et de l’esthétique modernistes jusque dans des productions culturelles modestes ou la vie quotidienne, dans les façons de bouger et de percevoir. C’est l’en- semble des techniques du corps du mannequin, ses gestes, sa marche cadencée, aussi bien que son impassibilité, qui sont rapportées à ce cadre interprétatif et inscrits dans une histoire culturelle et sensible du modernisme. L’hypothèse du livre est donc que c’est précisément dans une performance inexpressive et vide, qui est en fait une performance volontaire de l’inexpressivité, que se trouve la modernité du mannequin, celle d’une femme sans qualités. Sa marche infinie, ses gestes mécaniques et ses poses, compris comme art de «se transformer soi-même en abstraction», forme- raient un art sans contenu, mais riche d’une expressivité symptomatique quant aux puissances déshumanisantes de l’époque où il naît. Le mannequin ne produit pas de sens volontairement mais reflète, sans le savoir, une «éthique moderniste de l’impersonnalité aliénée et du vide » (p. 247). Faire son histoire, c’est continuer de se confronter à son absence, puisque dans tous les récits, articles, photographies et films où l’on croise sa route, il se présente sous la même apparence abstraite. Le mannequin marque donc l’histoire de la mode contemporaine d’une vacuité centrale, et même, révèle qu’elle ne se fonde sur rien d’autre que le vide, puisque c’est sur la reproduction perpétuelle de son absence, à travers ses gestes creux, que repose tout son édifice économique. Ce vide ne doit pas nous faire minorer l’importance du mannequin, bien au contraire. Si Caroline Evans insiste sur le caractère dépersonnalisant du travail qui est le sien, et sur l’absence de signification de son vocabulaire corporel, ces données peuvent être replacées dans un cadre théorique où ce qui apparaissait comme une lacune ontologique devient la marque d’un statut particulier, celui de l’exercice d’un office, ou plus précisément, d’un vicariat.
Ce que permet ainsi de penser ce livre n’est autre que la forme d’exercice du pouvoir propre à la mode, à l’époque contemporaine11. Il est extrêmement révélateur que la haute couture, généralement comprise comme l’entité exerçant la plus haute forme d’autorité sur les apparences occidentales aux XIXe et XXe siècles, soit ici présentée comme intimement liée à l’invention du mannequin comme médiateur. Cela signifie bien que le couturier n’exerce pas un pouvoir vertical tel qu’il se manifestait, sous diverses formes, dans les privi- lèges statutaires, les lois somptuaires ou les choix de mode royaux sous l’Ancien Régime. Il pratique au contraire une forme de gouvernement esthétique, un pouvoir non coercitif prenant la forme de l’incitation, dépendant intrinsèquement de la performance efficace de ses ministres. Dans le sillage d’Agamben et des réflexions sur le gouvernement livrées dans Le Règne et la Gloire, on peut dire que le pouvoir de la mode ne s’accomplit pas dans la décision du couturier, mais dans les effets 12 des actes de ses vicaires, qui sont précisément les mannequins. Libérée des législations vestimentaires rigides de l’Ancien Régime, la mode de l’époque contemporaine n’a jamais été une tyrannie, mais une gestion des apparences, où le mannequin gouverne l’image humaine de la même façon que le pasteur gouverne l’âme: en la conduisant sans la contraindre. Si comme l’affirmaient Bourdieu et Delsaut dans un article célèbre13, le pouvoir de mode est indubitable- ment de type charismatique, ce n’est pas la griffe du couturier qui cristallise ce pouvoir. C’est bien le mannequin, trickster proleptique, qui permet de reproduire et de réactualiser le miracle de l’apparition du nouveau, par son acte vide de surgissement, face au public. Car le pouvoir charisma- tique, fondé sur l’inattendu et l’adhésion émotionnelle qu’il engendre, «n’est jamais attribué qu’à un corps de chair qui donne à voir son épaisseur, sa peau, ses couleurs, ses gestes, le rythme de ses mouvements 14 ». C’est donc au moment où le mannequin entre en scène, où son corps de chair se donne à voir, que la magie opère, que la robe «naît» et que le prestige de la haute couture s’éprouve. Le geste agissant, le geste à la fois vide et magique, illisible et fondateur, le geste qui émeut le public et suscite son adhésion, c’est bien celui du manne- quin, qui comme le dit Caroline Evans, doit toujours sembler apparaître comme pour la première fois. Si ses gestes sont vides, c’est qu’ils ont subi la désémantisation des paroles rituelles infiniment répétées. De même, son manque d’individualité ou son inhumanité peuvent se rapporter à sa nature vicariante qui veut un évidement de l’être. Il se rapproche par son abstraction de la figure de l’ange, être générique se déployant en bataillons de créatures identiques que l’exercice de leur fonction rend absolument indispensables au gouvernement divin. Comme l’ange, le mannequin est un messager protéiforme, un médiateur sans identité, prenant la forme que lui donne la parole à transmettre15. Si l’on accepte la thèse d’Agamben pour qui « le mystère central de la politique n’est pas la souveraineté, mais le gouvernement, n’est pas Dieu, mais l’ange, n’est pas le roi, mais le ministre, n’est pas la loi, mais la police16», la primauté du mannequin sur le couturier devient pensable. C’est bien par l’action de cette figure supposément secondaire que la loi de la mode prend corps et se réalise, et que l’exercice du pouvoir de la maison de couture devient effectif. À travers le mannequin compris comme ange, devient évident le fonctionnement de la mode contemporaine comme gouvernement des apparences.
1. H. Hay et S. Marshall, Posturing, Londres, SPBH Editions, 2018.
2. Ibid., p. 7, traduit par nous.
3. Cité par B. Dolay, «Modèles à suivre», M le Monde, 26 sep- tembre 2015.4. H. Quick, Catwalking. A History of Fashion Models, Londres, Hamlyn, 1997; Showtime. Le défilé de mode, exposition du musée Galliera, 2006 (catalogue dirigé par C. Join-Diéterle et A. Zazzo); The Model as Muse. Embodying Fashion, exposition du MET, 2009 (cata- logue dirigé par H. Koda et K. Yohannan) ; S. Mears, Pricing Beauty. The Making of a Fashion Model, Oakland, University of California Press, 2011; J. Entwistle et E. Wissinger, Fashioning Models. Image, Text and Industry, Londres, Bloomsbury, 2012; Mannequin. Le corps de la mode, exposition du musée Galliera, 2013, commissariat S. Lécallier; G. Monti, In posa. Modelle italiani dagli anni cinquanta a oggi, Venise, Marsilio, 2016; E. Brown, Work! A Queer History of Modeling, Duh- ram, Duke University Press, 2019; A. Matthews David, «Body Doubles: The Origins of the Fashion Mannequin», Fashion Studies, vol. 1, n° 1, 2018, p. 1-46.5. C. Rocha et S. Sebring, Study of Pose. 1000 Poses by Coco Rocha, New York, Harper Collins, 2014. 6. De son vrai nom: Central Saint Martins College of Art and Design, couramment abrégé en Central Saint Martins ou CSM.7. Seuls des articles ont été écrits sur ce sujet: G. Brandstetter, «Pose-Posa-Posing – Between Image and Movement», dans E. Bippus et D. Mink (éd.), Fashion, Body, Cult, Stuttgart, Arnoldsche Art Publish- ers, 2007 ; un numéro spécial de la revue Fashion Theory, vol. 21, n° 2, «Posing the Body», en 2017. 8. Traduit par nous, ainsi que toutes les citations suivantes. 9. B. Schulz, «Traité des mannequins ou la seconde Genèse» [1934], trad. G. Sidre, dans Les Boutiques de cannelle, Paris, Galli- mard, 2005, p. 69-70. 10. On peut ajouter à cette généalogie le mannequin d’artiste, humanoïde articulé dont Jane Munro a étudié la riche histoire dans une exposition de 2014. Voir J. Munro, Silent Partners. Artist and Manne- quin from Function to Fetish, exposition créée au musée Fitzwilliam de Cambridge et présentée à Paris en 2015 sous le titre Mannequin d’artiste, mannequin fétiche au Musée Bourdelle. Le catalogue de l’ex- position (Yale University Press, 2014 / Paris Musées, 2015) fait écho à nombre de questions posées par Evans. 11. Le livre se limite à l’étude de la haute couture (donc aux xixe et xxe siècles), mais nombre de ses idées peuvent être appliquées au rôle du mannequin dans l’industrie du prêt-à-porter, du xxe au xxie siècles. La prolifération du mannequin au xxie siècle, non seulement lors de fashion weeks démesurées, mais aussi sur les réseaux sociaux, semble encore corroborer ses analyses.12. G. Agamben, Le Règne et la Gloire [2007], Paris, Éd. du Seuil, 2008; p. 221 notamment. 13. P. Bourdieu et Y. Delsaut, «Le couturier et sa griffe. Contribution à une théorie de la magie», Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 1, n° 1, 1975, p. 7-36.14. I. Kalinowski, «Le visage du charisme: une page de Proust», Théologiques, vol. 17, n° 1, 2009, p. 42.15. «L’ange doit paraître être ce qu’il n’est pas, faire parler en lui ce que d’autres ont dit, agir de telle manière que quelqu’un d’autre opère à travers lui » : il est une créature « quelconque » et « transparente » ; « inca- pable de dire authentiquement “je”», E. Coccia, dans G. Agamben et E. Coccia, Angeli, Ebraismo, Cristianesimo, Islam, Vicenza, Neri Pozza, 2013 (notre traduction).
16. G. Agamben, Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 408-409.





Porter la mode - introduction au numéro / Critique (2022)

Texte écrit avec Manuel Charpy.

À l’histoire et la théorie de la mode, le corps a longtemps fait défaut. Dans les livres comme dans les musées, les formes vestimentaires se succédaient au sein de l’espace abstrait des chronologies stylistiques, peuplé seulement de grands noms – designers célèbres ou consommateurs privilégiés – et de mannequins figés derrière des vitrines. Mais de l’expérience commune de la mode, de l’expérience du vêtement comme objet incarné et familier, rien n’était dit. La situation a changé depuis une vingtaine d’années: le vêtement porté, objet soli- daire du corps de son possesseur, est désormais au centre de l’attention. De nouvelles façons d’écrire l’histoire de la mode émergent pour lui rendre justice. Les ouvrages présen- tés dans ce numéro spécial témoignent de cette importante évolution.

D’abord, il apparaît de plus en plus clairement qu’une esthétique vestimentaire ne peut se penser qu’en termes ciné- tiques. Sans les porteurs qui leur impulsent un mouvement, qui les animent et les agitent, une robe à franges, un lamé miroitant ou un chapeau à plumes ne sont que de mornes défroques. À propos de l’habit, on lit dans Bodywork. Dress as Cultural Tool de l’anthropologue Janet Andrewes que «l’énergie corporelle est indispensable à sa puissance de signification. Sur un cintre, les vêtements produisent seule- ment la moitié d’un message, et parfois ne produisent qu’un silence embarrassé; sur un cintre, c’est seulement dans l’imagination de leur porteur potentiel qu’ils ont quelque chose à dire».
Ce sont de telles idées qui nourrissent les performances de mode qui ont été créées durant la dernière décennie. En France, The Impossible Wardrobe d’Olivier Saillard (2012) a redonné vie aux archives du Palais Galliera en les confrontant au corps de l’actrice Tilda Swinton. L’artiste Zoé Guédard a créé des «défilés en chambre» où les essayages solitaires devenaient spectacle (Basic, 2021) et l’artiste-curatrice Sarah Nefissa Belhadjali a fait défiler des œuvres portables pour sa galerie d’art ambulante «Nouvelle Collection Paris».   Aux États-Unis, The Rational Dress Society Presents : A His- tory of Counter-Fashion d’Abigail Glaum-Lathbury et Maura Brewer (2016) a fait monter sur le podium des reconstitu- tions de pièces historiques dont l’authenticité importait moins que la mise en mouvement.
Ces performances qui donnent (ou rendent) corps à la mode s’arrogent en outre la liberté de lui donner d’autres corps. En pensant le caractère cinétique du vêtement, son rapport à la gestuelle et à la démarche, elles peuvent envi- sager son rôle dans la constitution de la personne sociale, d’une identité de genre, de classe, etc. On est ici bien éloi- gné du modèle traditionnel des grandes expositions de mode qui, souvent à la gloire d’un créateur, proposent aujourd’hui encore des robes suspendues dans l’espace, des robes dont toute trace d’histoire a été éludée par une soigneuse restaura- tion, montées sur des mannequins de vitrine aux corps aussi stéréotypés qu’anachroniques.

À bien y regarder, ces idées ne sont pas nouvelles, mais ont longtemps été oblitérées par le moment structuraliste et sémiologique de l’étude de la mode, inauguré par Algirdas Julien Greimas et approfondi par Roland Barthes. Le «vête- ment écrit» étudié par Barthes dans le Système de la mode et plus généralement le vêtement-signe, pour fertiles qu’ils soient, ont contribué à rigidifier et désincarner la pensée de la mode. Pourtant, Balzac ne disait déjà rien d’autre que la nécessité de penser le vêtement porté, lorsqu’il affirmait dans La Mode en 1829: «la toilette n’est pas l’ajustement, mais la manière de le porter» et «l’élégance véritable com- prend toute la manière d’être». Une position que renforcera encore sa «Théorie de la démarche» publiée en 1833, affir- mant la nécessité d’une esthétique cinétique et gestuelle de la mode sachant prendre en compte la rythmique corporelle et les diverses attitudes de ceux qui la revêtent. Théophile Gautier, pour qui le comble de l’élégance est «le bien-porté», allait quant à lui jusqu’à dire que l’habit adhère au corps moderne «comme le pelage à un animal». Il faut dire que cette attention traverse aussi alors le monde du commerce: les premiers «mannequins vivants» apparaissent au milieu du siècle contre les secs mannequins d’osier ou de carton, et à partir des années 1890, des comédiennes défilent dans des simulacres de salons privés empruntés au théâtre pour faire valoir les vêtements de haute couture.

C’est cette tradition d’analyse du vêtement animé ou de la mode portée, née au XIXe siècle, qui reprend vie aujourd’hui. L’exposition de Denis Bruna, Marche et Démarche: une his- toire de la chaussure qui s’est tenue en 2019-2020 au musée des Arts décoratifs de Paris, par exemple, fait explicitement sienne les réflexions de Balzac sur la démarche. Elle le fait avec les outils de son temps, soit en couplant l’histoire de la mode avec une histoire sociale du corps en mouvement, doublée d’une expérimentation corporelle concrète pour les visiteurs de l’exposition où se trouvait un « salon d’essayage ». De tels projets donnent à penser la mise en mouvement de l’habit par le porteur mais aussi leur relation réciproque: on s’interroge sur les façons dont des accessoires portés peuvent modifier la tenue d’un corps, faciliter la marche, ou au contraire la rendre périlleuse voire impossible. Le vête- ment, «corps du corps» comme l’écrivait Montaigne, y est pensé comme seconde peau, prothèse facilitatrice ou protu bérance handicapante.
Revenant aux fondements conceptuels de leur objet d’étude, de nombreux ouvrages s’inscrivant dans les champs de l’histoire, des fashion studies ou de l’anthropologie ten- tent ainsi de se saisir de cette singulière qualité qu’a le vête- ment d’être porté, particularité qui l’isole et le rend unique au sein des arts décoratifs. La question de savoir ce qu’est le port, ce que signifie «porter» un habit, en quoi consiste ce rapport d’être à objet, se pose avec une acuité croissante. Au point que tout objet porté peut parfois se concevoir comme vêtement, comme l’imagine l’ouvrage expérimental de Femke de Vries, Dictionary Dressings (2016), où les définitions de pièces vestimentaires se voient déplacées au hasard de ce qui les remplace sur les membres d’un corps: un enfant porté sur les épaules devient une cape ou un manteau, un maillot de foot retourné et porté sur la tête devient un chapeau... Le geste fait le vêtement.
Chez les théoriciens de la mode, cette approche s’accom- pagne d’un intérêt croissant pour la phénoménologie et les questions de sensorialité. Les ouvrages de Joanne Entwistle 
sur le corps habillé, invitant à penser la mode comme «une forme de pratique située et incarnée», ont ici beaucoup compté. Plus récemment, les travaux d’Otto von Busch et Daye Hwang, Ellen Sampson ou encore Swantje Martach en témoignent. Fait notable, le port du vêtement peut devenir chez ces théoriciens un enjeu méthodologique à part entière et une condition préalable à la pensée de l’habit : pour penser la mode, il faut la porter. La perception et la conscience du soi habillé, ainsi que les interactions tactiles entre corps et vêtement, sont également au centre de l’attention. La stricte césure entre ces deux termes disparaît pour laisser place à un espace indistinct, espace transitionnel de l’hybridation et du mélange. Le vêtement n’est plus regardé comme un simple objet, mais comme un lieu d’interaction et d’indéter- mination, une zone de rencontre et de fusion entre une per- sonne et son enveloppe externe. Ces approches théoriques se positionnent souvent entre: entre le corps et son enveloppe, entre l’organique et le textile, entre l’idée du designer et celle du consommateur. Le vêtement porté se révèle être le lieu d’une expérience impure, si ce n’est confuse, où les signifi- cations se brouillent, de même que les frontières du moi qui tend à si bien s’approprier son enveloppe extérieure qu’il s’y fond et s’y confond.

Parmi toutes les tentatives actuelles de penser l’objet porté, et donc de rendre à la théorie et l’histoire de la mode ses corps, la littérature et plus généralement les sources textuelles tiennent une place remarquable. Des romans, journaux intimes, récits, racontent ce sur quoi les archives restent le plus souvent muettes ou presque. Les comptabi- lités peuvent témoigner des manières d’entretenir les vête- ments, de les retailler et reteindre, mais les manières de les porter, de les associer, de faire des ourlets, de porter des vêtements froissés ou repassés demeurent invisibles. Les inventaires de garde-robe, outre qu’ils sont bien souvent som- maires – «robe de faille de soie noire» et son prix, trouve-t-on tout au plus –, ne disent rien de ce qui est porté réellement, de la façon dont les vêtements sont associés, bricolés. L’écri- ture, elle, explore les écarts par rapport au modèle-type – elle 
regarde la manière dont le vêtement nous porte et dont nous le portons.
Un livre comme Vestiaire de la littérature. Cent petites confections de Martine Boyer-Weinmann et Denis Raynaud (2019) souligne bien à quel point les sources littéraires sont précieuses pour saisir la mode au quotidien. C’est ce que l’on observe encore dans le genre singulier de l’autobiogra- phie de mode, avec des œuvres telles que Clothes... And Other Things that Matter d’Alexandra Shulman (2021) ou Dressed. The Secret Life of Clothes de Shahida Bari (2019). Apparaissent également des romans en forme de vestiaire tel que La Garde-robe de Sébastien Ministru (2019), où l’on égrène les habits comme les moments d’une vie.

Rendre au vêtement son corps, on le comprend en lisant ces récits, c’est aussi lui rendre son âme. En portant au lan- gage la conscience de soi et la sensation physique de l’être habillé, mais aussi tout un réseau de souvenirs et d’images mentales, la littérature fait de l’habit un objet vivant tant du point de vue physique que spirituel. Les œuvres littéraires permettent de saisir les affects, situations, ou encore les fan- tasmes dont se charge le vêtement. Indubitable est la puis- sance du texte à parler du vêtement porté comme vêtement vécu. Toujours partie prenante d’une vie ou support d’un désir de se réinventer, il se révèle pour tout un chacun une autobiographie matérielle. Le triomphe de la fast fashion n’y change rien: les vêtements demeurent des témoins. Ce que ne peuvent dire ni enregistrer les revues et magazines, l’écri- ture littéraire peut le décrire.

C’est certainement pour cette raison que les travaux d’histoire et d’anthropologie de la mode les plus stimulants menés ces dernières années sont bien souvent de curieux attelages, tirés à la fois par une attention à la littérature et à une écriture du quotidien où l’infra-ordinaire de Perec n’est jamais loin, et par une attention à la culture matérielle, englo- bant une histoire des corps et des sensibilités. À la croisée de ces traditions, l’étude de la mode se fait plus incarnée. Plus individuée aussi: un vêtement, à le regarder de près, n’est parfois pas moins singulier qu’un être vivant. Entré dans le quotidien, il ne peut rester immaculé. Il vieillit, se déchire, se souille de taches indiscrètes. Alors les pratiques, même minuscules, ressurgissent – accrocs, reprises, retailles ou 
manière de porter un chapeau. C’est toute une vie avec le vêtement qui est aussi vie du vêtement qui se révèle. On peut en faire la biographie et en suivre les résurrections, voire l’identifier au moyen de ses rapiéçages ou plissures aussi précisément que l’on identifie un homme au moyen de ses empreintes digitales. Kitty Hauser soulignait dans «A Gar- ment in the Dock; or How the FBI Illuminated the Prehis- tory of a Pair of Denim Jeans» (2004) l’importance que peut prendre l’art de la lecture des plis d’un pantalon de jeans dans l’enquête judiciaire contemporaine.
Ce pouvoir d’évocation du corps par un vêtement aban- donné est mobilisé lui aussi par nombre d’artistes. On pense au ballet mécanique de Christian Rizzo et Caty Olive, 100 % polyester (objet dansant n°...), créé en 2005, où l’on contem- plait les mouvements solitaires d’habits mus par le souffle de ventilateurs. Le vêtement qui devient ici fantôme peut ailleurs se faire dépouille – de façon métaphorique autant que métonymique: les installations de Christian Boltanski telles que Réserve (1990) ou Personnes (2010) sont de ce point de vue exemplaires. Par le vêtement privé de corps s’éprouve l’absence, la disparition, en même temps que se donne à sentir un reste, une trace de son porteur. Éprouvé par l’usage, marqué par le temps, il devient un objet chargé de mémoire.
Quelques musées osent archiver ces traces: au MUCEM comme à la collection d’enseignement de l’université de Brighton (University of Brighton Dress History Teaching Collection), sont conservés des vêtements «en l’état», avec leurs signes de fatigue, leurs déchirures et raccommodages, accompagnés de fiches d’enquêtes détaillées qui retracent leur histoire. C’est encore une façon de rendre compte de l’expérience du vêtement porté: ne pas nier qu’il l’a été jour après jour, parfois jusqu’à l’usure.

On peut dire de ces diverses initiatives, et des ouvrages présentés dans ce numéro spécial, qu’ils s’attellent à «man- nequiner» la mode au sens qu’avait ce mot à la fin du XVIIIe siècle, celui de draper un tissu avant de le dessiner. La performance, la création littéraire, l’écriture de soi, la  conservation et l’analyse de pièces usées plongent le vêtement dans le bain du quotidien, dans un groupe social, un lieu, un temps qui lui rendent sa densité historique.
L’histoire et l’anthropologie de la culture matérielle se proposent ainsi de suivre les objets dans leurs vies singu- lières, allant jusqu’à l’exégèse des marques d’usure. Les travaux d’anthropologues et de sociologues comme Daniel Miller, Sophie Woodward ou Arjun Appadurai développent une herméneutique souvent délicate à mettre en œuvre, obli- geant à penser la manière dont les objets traversent le temps et les frontières, changent de mains et de statuts. Ils suivent les vêtements lorsqu’ils déchoient de la mode, pensent des temps longs, les obsolescences et les revivals, les abandons et les fétichisations. Cette manière d’écrire l’histoire et la théorie de la mode veut ainsi tenir ensemble les cycles courts des modes commerciales et le cycle long de la vie de nos vête- ments. Loin de l’inventaire après décès cher aux historiennes et historiens de la culture matérielle, cette histoire cherche à rendre compte des circulations des vêtements jusque dans leurs échanges, autre manière d’être vivants entre les mains des vendeurs et acheteurs.
Dans cette perspective, la question des usages du vête- ment se fait centrale. Dans la constitution du corps social, la façon de porter un habit compte autant que ce que l’on porte. Le vêtement d’emprunt devient véhicule social et moyen de parvenir. «La question du costume, écrit Balzac dans Illu- sions perdues, est d’ailleurs énorme chez ceux qui veulent paraître avoir ce qu’ils n’ont pas, car c’est souvent le meilleur moyen de le posséder plus tard.»

Plus sûrement, le vêtement sert à unifier un groupe, à «faire corps», à faire un même corps, se retrouver, se recon- naître, se solidariser. Les objets partagés, et au premier chef le vêtement, fabriquent des normes communes en matière de gestes ou de sensibilité. C’est vrai à tous les niveaux de la société. Dès 1899, Thorstein Veblen, dans The Theory of the Leisure Class, a souligné à quel point il est important dans la haute société que le vêtement aristocratique soit dif- ficile à porter, non fonctionnel, pour marquer le détachement du porteur d’avec le travail manuel. C’est ce que confirment, pour d’autres milieux, les études sur les contre-cultures, rediscutant sans cesse depuis les années 1960 la frontière 
théorique longtemps figée entre mode et vêtement. La socio- logie et l’ethnologie, les premières, avec Les Barjots de Jean Monod (1961) et Subculture. The Meaning of Style de Dick Hebdige (1979) ont souligné que la mode est au centre des cultures les plus populaires, notamment juvéniles. «Bracon- nages» dit Michel de Certeau de cette manière de piocher dans les innombrables signes offerts – et plus encore depuis l’effondrement du prix du prêt-à-porter dans les années 2000 – pour s’en faire une identité. Car le style qui «fait mode» est bien aussi dans les manières de porter le vête- ment. Une démarche, un froissé, un ourlet, une association inattendue font le style. D’où les nombreux travaux sur les groupes qui existent dans l’espace public par la manière de porter des vêtements, des Zoots des années 1940 étudiés par Luis Alvarez aux «tropical cow-boys» de Kinshasa analysés par Charles Didier Gondola. Il n’y a alors plus d’opposition entre la mode d’un côté et le vêtement enchâssé dans la trame pesante du quotidien de l’autre, mais entre des temporalités différentes. Au renouvel- lement saisonnier qui est la règle dans la haute société, les subcultures opposent une mode qui dure.

Enfin, cette attention aux choses et aux gestes fait revenir les pratiques au premier plan. Celles qui font le vêtement, des ajustements du tailleur (appelé alors «pompier») aux personnalisations en passant par les manières d’actualiser les vêtements. On a longtemps fait le «goût-du-jour» en retei- gnant les habits, en les rhabillant de rubans et boutons à la mode, et «retourné sa veste» pour cacher le tissu fané. Le vêtement porté est celui que l’on reprise, raccommode, retaille, reteint... Dominique Veillon dans La Mode sous l’Oc- cupation. Débrouillardise et coquetterie dans la France en guerre (1990) a montré les bricolages quotidiens pour rester à la mode dans un monde de pénuries. Sans doute la dispa- rition de ces pratiques au quotidien explique-t-elle l’intérêt nouveau qu’on leur porte. C’est aussi qu’elles parlent du tra- vail incessant que demande le vêtement aux usagers. Repri- ser, laver, recoudre, repasser : aucun objet inerte ne demande un tel soin à son porteur. La question du travail n’est ainsi jamais loin. Alors que s’éloigne toujours plus de notre quoti- dien la fabrication des vêtements, nombre d’enquêtes la réin- tègrent comme un des moments de la vie des vêtements. Se 
vêtir revient à prendre avec soi tout un monde et un mode de production.

En se saisissant de toutes ces expériences, historiens, anthropologues et théoriciens décentrent leur regard et s’intéressent, pourrait-on dire, aux rebuts de l’histoire de la mode. Au culte des élégantes et élégants célèbres répondent des enquêtes sur les porteurs anonymes, souvent modestes; à l’intérêt pour les grands couturiers se joint l’attention aux productions contre-culturelles, aux «petites mains» ou à des mannequins plus proches du statut d’ouvrière que de celui de top-model. La mode, qui n’existe supposément que par une hyper-visibilité, révèle ainsi les zones d’ombres où elle évolue plus silencieusement. Ce décentrement conduit égale- ment à regarder de nouveaux objets : sous-vêtements, poches mobiles ou vêtements usés et réparés deviennent dignes d’intérêt, comme chez Lou Taylor, analysant dans un article publié en 2019 «les multiples vies d’un dépôt de chiffons de Normandie». L’attention aux expériences quotidiennes dérange les hiérarchies instituées et les présupposés théo- riques: de préoccupation d’élite, la mode est rendue à son statut de phénomène de masse et d’expérience commune.
Le moment historiographique auquel nous assistons est donc à la fois celui d’un renouveau de l’histoire sociale de la mode (préoccupée par le corps, la production et les usages) et de l’émergence d’une histoire que l’on pourrait dire sensible et mémorielle (histoire des sensibilités mais aussi histoire écrite à la première personne, faite de récits intimes). La question du vêtement porté est centrale à ces deux approches. Elle relie les histoires de la vie avec le vête- ment à toutes celles de la vie du vêtement lui-même. C’est dans les plis d’un vieux jean, au fond d’une poche, ou dans des chaussures portées jusqu’à ce que s’en décolle la semelle, que se pense et se raconte l’histoire de la mode dont il est question ici: une histoire de la mode portée et vécue. Peu importe alors le prestige d’une griffe ou la richesse d’un tissu. Ce qui est privilégié est la densité d’expériences dont est chargé un habit. Ce que la mode perd en éclat, elle le gagne en profondeur. Comme l’écrit Peter Stallybrass, historien et 
penseur des «mondes portés» («worn worlds»): «En pen- sant aux vêtements comme à des modes passagères, nous répétons à peine une demi-vérité. Les corps vont et viennent. Les vêtements qui ont reçu ces corps survivent. Ils circulent dans des magasins de seconde main, des ventes de charité ou à l’Armée du Salut; ou bien, ils sont transmis de parents à enfant, de sœur à sœur, de frère à frère, de sœur à frère, d’amant à amant, d’ami à ami. » C’est de ces vies et survies du vêtement porté que nous voulons ici donner une idée.




Le chic m'as-tu-vu du voyou 1900 / Brasero (2022)


Les voyous parisiens de la Belle époque, surnommés «Apaches» par la presse en raison d’une violence réputée sauvage, portent des tenues voyantes, souvent bariolées, et n’hésitent pas à arborer sur eux toute leur fortune. Ils ont une idée du luxe tout à fait singulière. Familiers des hôtels garnis miteux, ils sacrifient sans hésiter le confort privé aux apparences publiques. Ils ne dépensent pas l’excédent de leurs ressources, mais absolument tout ce qu’ils ont, témoignant d’une forme d’irrationalité économique plus radicale encore que celle des classes supérieures, et qui les fait ranger selon les typologies moralisatrices du XIX e siècle qui vient de finir, dans la catégorie des « mauvais pauvres », dépensiers et frivoles plutôt qu’économes et modestes. Là est justement leur fierté : dans une échappée aux fatalités de leur classe et dans une capacité à jouir de tout, même lorsque l’on n’a presque rien. Issus de milieux ouvriers mais en rupture avec ceux-ci, ils ont « trois haines : le bourgeois, le flic, le travail  ». Puisqu’il faut toutefois manger, les Apaches vivent du vol, pratiqué sous diverses formes, ainsi que du labeur d’une « gigolette » ou « marmite », amante dont on est aussi le souteneur.

Gros bras et accroche-coeurs
L’ensemble des coupes, couleurs et accessoires qu’ils portent témoigne de cette position de rup- ture. On peut les détailler de haut en bas, comme suit. Sur la tête, une casquette, premier signe de distinction. Elle est d’abord haute, « à trois ponts », puis plate avec une large visière parfois en cuir. Elle prend comme certains pantalons le nom du fournisseur dont un modèle est devenu célèbre : on porte une Desfoux, une Panet, puis une Grivel. Menacée par la concurrence du feutre mou et du chapeau melon, elle n’en tient pas moins long- temps le haut du pavé. Au cou, loin des hauts cols amidonnés de la bonne société, un foulard de couleur, parfois multicolore, souvent rouge. Avec cela une chemise de couleur ou un tricot rayé, sous une veste de lustrine courte et cintrée dite « rase-pet ». Autour de la taille, une longue ceinture rouge frangée semblable à celle avec laquelle les travailleurs de force se protègent les reins, produisant l’effet d’une sorte de ceinture de smoking rutilante. Sur les jambes un « bénard » (du nom de son créateur installé rue du Temple), pantalon évasé à la coupe en « pattes d’éléphant », parfois à rayures ou carreaux, que remplace bientôt le « grimpant » de velours. Aux pieds, quand ce n’est pas la classique espadrille dont l’absence de talon est propice aux travaux nécessitant la discrétion (cambriolage ou détroussage de passant), ils portent idéalement des bottines pointues aux boutons dorés, des souliers vernis ou encore des bottines jaunes, modèles fragiles et salissants. Si l’allure des Apaches dépend du succès de leurs affaires et qu’ils peuvent combiner des chaussures impeccables avec de vieux pantalons rapiécés, ils ne s’en inscrivent pas moins dans l’horizon de cette esthétique commune.Et la coquetterie ne s’arrête pas là. Il faut aussi parler des moustaches aux formes diverses ainsi que des « accroche-cœurs », mèches de cheveux recourbées et plaquées sur les tempes, auxquelles succèdent des rouflaquettes frisées au fer ou de plus modestes « pattes de lapin ». La coiffure est travaillée à la pommade, en « paquet de perlo » (paquet de tabac) coupé en ligne droite sous l’occiput ou bien à la « botte de mouron » et ointe d’huile de patchouli. Référence teintée d’humour funèbre, la nuque dégagée que comportent souvent ces coiffures renvoie à la guillotine qui menace toujours les criminels. L’Apache coquet est en outre quotidiennement rasé, les yeux parfois même légèrement maquillés, et arbore des bijoux dont l’authenticité varie en fonction de ses moyens. Il n’est pas jusqu’à sa démarche, souple et chaloupée, qui ne se fasse ornementale et provocante, peut-être en raison d’une pratique assidue de la danse dont on trouve le témoignage admiratif depuis les manuels de police scientifique jusqu’aux romans de Francis Carco.L’Apache ainsi « nippé » s’attire le respect de ses pairs et s’entoure d’une aura de prestige. Comme autrefois le seigneur, il se doit de rendre visible sa force et son pouvoir. D’autant plus qu’il possède peu, et doit toujours défendre sa position au sein de son milieu. Il pratique donc une esthétique de la puissance manifeste où se lient intimement violence et élégance, réputation et apparence. L’une n’existe pas sans l’autre, puisque comme on le lit alors dans les journaux : « C’est pour acquérir la paire de fines bottes jaunes qui lui permettra de ne pas être confondu par les siens avec l’honnête travailleur trop méprisable à ses yeux, que bien souvent l’apache du “Sébasto” [boulevard Sébastopol] attaquera le passant attardé2. » Tout Apache bien habillé, puisqu’il refuse le travail, doit être un voleur habile, ou se montrer capable de changer une femme en « marmite de cuivre », c’est-à- dire en une prostituée qui entretient largement son sou- teneur. Comme les tatouages gagnés au bagne ou aux bataillons d’Afrique, les accessoires lui sont des trophées, attestant d’une forme d’expérience dans le crime.Ils savent en outre susciter le désir, le regard érotique de la « mar- mite » sur son maquereau. En témoignent les exclamations amoureuses de la célèbre prostituée et « reine des Apaches » Casque d’Or lors- qu’elle se souvient de son amant Bouchon : « Rasé, pommadé, les cils soulignés d’un coup de crayon élégant, admirablement chaussé et mieux bagué qu’une reine certaine- ment, c’était un Bouchon splendide, un Bouchon suant la force, la santé et le chic, qui s’offrait à ma bouche ! » Son amant suivant– Manda – est moins bien vêtu, mais Casque d’Or le couvre vite de présents qui remédient à cet état : une belle casquette, des mouchoirs blancs, un pardessus à col d’astrakan, une chevalière... rien n’est trop luxueux pour celui qu’elle veut « beau comme un prince ». De fait, dans le milieu, un homme sans casquette ni rouflaquettes n’en est pas vraiment un. Casque d’Or tombe dans les bras de Bouchon non seulement parce que les récits de ses exploits passés (c’est-à-dire la pendaison de sa femme précédente) l’impressionnent, ainsi que ses bras énormes, mais aussi parce qu’elle le trouve « très chic » avec ses souliers jaunes, sa casquette bleue, ses bagues et son air « crâneur ».

A rebours de la bourgeoisie
La différence avec les usages bourgeois est remarquable. Car aux bras de dames rose et blanc, mauves, pleines de dentelles et de perles, portant sur leurs têtes de grands chapeaux à plumes, se promènent alors des messieurs d’apparence austère, en costumes sobres et sombres. En 1900, l’homme convenable est aussi préoccupé par ses apparences vestimentaires qu’il l’a toujours été, mais il obéit à une règle nouvelle, inventée au xixe siècle : « Pensez-y toujours, ne le montrez jamais. » La nouvelle élégance masculine est une sainte-nitouche, prétendant prendre pour guides les seules vertus de simplicité, de correction et de praticabilité. À l’inverse, les bourgeoises obéissent encore aux vieilles lois de prestige de l’Ancien Régime et deviennent ainsi, comme l’écrit l’économiste Thorstein Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir publiée au tournant du siècle, les vivantes vitrines des fortunes de leurs maris. Elles démontrent par d’incessantes dépenses somptuaires une capacité de paiement que les convenances interdisent désormais aux messieurs d’afficher franchement sur leur propre corps. Dans un partage des fonctions économiques où ceux-ci accumulent et celles-là dilapident, seules les femmes semblent devoir conserver l’ancienne façon, la façon prémoderne, littérale et rutilante, de pratiquer l’élégance comme splendeur. L’Apache inverse tout à fait ce rapport. C’est un homme entretenu, vivant aux crochets de sa compagne et se faisant gloire de son état. Il montre qu’existe au moins une autre « classe de loisir », classe qui tout en met- tant son prestige dans une esthétique de l’oisiveté obéit à d’autres règles que celles décrites par Veblen. S’il flambe, c’est sur le mode de la provocation, du défi à l’ordre social. Sa position est celle du déserteur, du sécessionniste ou encore de l’adolescent furieux, puisqu’on devient Apache dès quatorze ans et qu’on le reste rarement après trente. S’exposer aux regards comme il le fait revient autant à refuser l’éthique contemporaine de la discrétion masculine qu’à se signaler comme improductif, c’est-à-dire s’habiller pour une vie de fainéantise heureuse. Truand et crâneur, il est aussi loin des bourgeois que des ouvriers qui s’éreintent quotidiennement dans les usines et les ateliers.

Géographie du crime
Tous les criminels de l’époque n’en usent pas ainsi, bien au contraire : les membres de la haute pègre adoptent les dernières modes du grand monde – quoique avec de légères inflexions qui les trahissent aux yeux des connaisseurs – tandis que les escrocs au jeu ou les escrocs aux courses, experts du travestissement social, imitent les codes vestimentaires des milieux où ils exercent. Le vestiaire exubérant de l’Apache implique d’autres pratiques criminelles que celles de ce banditisme discrète- ment vêtu. Son usage des apparences est intime- ment lié à sa pratique des rues parisiennes ainsi qu’à l’appartenance à une bande. Ses vêtements sont investis par différentes strates d’un symbolisme identitaire que l’on pourrait dire héraldique. Comme les tatouages, ils s’ancrent dans une géo- graphie parisienne précise et situent leur porteur ans l’espace : on ne s’habille pas à Belleville comme à la Villette. Boulevard de Clichy, la chemise de flanelle à liseré bleu est en faveur, tandis qu’on la porte rouge à La Chapelle. Ces modes sont bien sûr en mouvement, mais elles évoluent différemment dans chaque coin de Paris. L’on pourrait faire de mêmes observations au sujet d’une géographie élargie du crime à la Belle Époque : les « Nervis » – Apaches marseillais – ont leurs propres modes qui se différencient aussi par quartiers, ainsi que les « Kangourous » lyonnais, sans parler des « Lucki » de Munich, des « Louis » de Berlin ou encore des souteneurs de Lausanne, dont certains sont réputés pour leur amour des très salissants souliers blancs. Cela pour dire que la couleur franche d’une cravate ou d’un tricot rayé sert à renseigner ceux que l’on rencontre, au détour d’une ruelle sombre, sur une appartenance amie ou ennemie. De ce point de vue, les vêtements et accessoires apaches fonctionnent comme des uniformes militaires, signes lisibles à distance permettant aux alliés de se reconnaître et donc de ne pas se tirer dessus – précaution exigée par les affrontements perpétuels entre les bandes des différents quartiers de Paris. Ces outils d’identification visuelle sont si importants qu’ils peuvent donner, au même titre que les quartiers, leur nom aux bandes. À côté des « Gars de Charonne », des « Ouistitis de la Butte » ou des « Monte-en-l’air de la Villette », on trouve la bande des « Cravates vertes », celle des « Casquettes grises », des « Cols de Velours » ou encore des « Habits noirs » dont la mise monochrome est assez rare pour être distinctive. Seuls un membre du même monde ou un agent de police bien renseigné sauront déchiffrer les signes vestimentaires de cette société autonome. D’où la comparaison cocasse mais opérante que l’on rencontre chez certains commentateurs, entre les bandes d’Apaches et les loges maçonniques, comme deux formes de sociétés secrètes et solidaires, dont les membres élaborent tout un langage sub- til leur permettant de s’identifier mutuellement aux premiers instants. On pourrait encore dire, dans un registre moins éloigné, que les tenues des Apaches, à la fois voyantes et cryptiques, obéissant à la même logique que la langue argotique, ont pour but de rendre illisible au profane ce qui ne peut pas lui être rendu invisible. Ils s’habillent comme ils « jaspinent le jar » : avec éclat et obscurité tout à la fois.

Lectures:Quentin Deluermoz, Chroniques du Paris apache (1902-1905), Mercure de France, 2008.
Pierre Drachline, Claude Petit-Castelli, Casque d’Or et les Apaches, Renaudot & Cie, 1990.
Alexandre Dupouy, Casque d’Or.Une histoire vraie, La Manufacture de livres/Astarté, 2015.
Jean Feixas, Le Ruban. Le siècle extravagant de la prostitution de rue (1850-1950), J.-C. Gawsewitch, 2011.
Dominique Kalifa, «Archéologie de l’Apachisme. Les représentations des Peaux-Rouges dans la France du XIXe siècle», Revue d’histoire de l’enfance «irrégulière» [en ligne], no 4, 2002.
Dominique Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Époque, Flammarion, 1995.
Paul Matter, «Chez les Apaches», Revue politique et littéraire, octobre 1907, republié et présenté par Dominique Kalifa dans Les Cahiers de la sécurité intérieure, no18,4e trimestre1994.
Michelle Perrot, « Dans le Paris de la Belle Époque, les Apaches, premières bandes de jeunes », Les Marginaux et les exclus dans l’Histoire, UGE, 1979.




Le crâne céleste / Pièce détachée (2021)


«Sa couronne blanche a fendu le ciel,
elle se mêle aux étoiles(1)»


Sur les têtes des dieux mésopotamiens et égyptiens brillent de hautes coiffes, signes de l’altérité et de l’incommensurabilité de leurs corps célestes. Elles se retrouvent systématiquement sur les effigies des dieux, jouent un rôle dans les grands récits mythologiques et dans les pratiques rituelles. Remarquables par leur hauteur autant que par leur symbolique lumineuse, ces coiffes des dieux de l’Orient Ancien sont loin d’être de simples marqueurs iconographiques de divinité. Objets puissants, nécessaires à ceux qui les portent, elles soulèvent le problème de l’accessoire vestimentaire comme force agissante, médiateur capable de relier la terre et le ciel.

Coiffer la divinité
Avant de commenter le vestiaire des dieux mésopotamiens, il faut dire quelques mots de leur nature. Ils sont des êtres cosmiques doués d’ubiquité : présents dans le monde, incarnés dans les statues qui les représentent, ils sont et en même temps immensément éloignés, régnant sur les hommes depuis la voûte étoilée. Ils sont puissants, immortels, et surtout, ils brillent de mille feux. Leur éclat est tel que des yeux mortels peinent à en supporter la vue. Le riche vocabulaire de la radiance qui caractérise ses différentes modalités – éclat couvrant, éclat rayonnant, éclat terrifiant, etc. – renvoie à une surabondance ontologique et énergétique : ces divinités rutilent aussi vivement parce qu’elles sont trop parfaites, trop sublimes, mais aussi trop fortes, trop puissantes (2). La lumière émanant des corps des dieux indique, en même temps qu’elle produit, la distance qui les sépare des hommes. Elle tient l’humanité en respect. A propos du dieu Marduk, « le vrai Soleil des dieux », celui qui est « enveloppé de l’Éclat-surnaturel de dix-dieux » on lit que « Ses formes sont inouïes / Admirables : Impossibles à imaginer, / Insupportables à regarder. (3) »
Aussi inconcevable et surhumaine soit leur splendeur, elle ne se conçoit pas moins de façon anthropomorphique : ces dieux semblables aux étoiles ressemblent aussi aux hommes, mais en infiniment mieux. Et, chose remarquable, l’indicible puissance charismatique dont ils rayonnent, provoquant admiration, respect, et effroi, s’énonce en des termes vestimentaires. On lit à propos de Marduk : « il était revêtu d’une armure de crainte. Sa tête était coiffée de l’éclat de terreur. » La splendeur divine s’endosse comme un vêtement, mais se porte donc aussi sur la tête, exactement comme un couvre-chef (4). Le crâne est même le lieu privilégié de son irradiation, le principal pôle de diffusion d’une lumière devenant de fait une sorte de radiance coiffée. A cette variété lumineuse émanant de la tête correspond dans le vocabulaire théologique mésopotamien le terme de melammu, qui désigne un « rayonnement qui part du haut ». Le mot peut se comprendre comme l’éclat de la tête d’un dieu autant que comme l’éclat de sa coiffe, voire, désigner directement son couvre-chef (5). La lumière coiffée du melammu se confond donc avec son medium vestimentaire, qui ne symbolise pas le pouvoir du dieu, mais l’incarne, substantiellement. La coiffe divine mise en équivalence avec le melammuest le « terrifique Éclat-surnaturel » lui-même, une puissance splendeur portée sur soi, produisant un effet de choc sur ceux qui croisent sa route.
Cette insistance sur l’effet du couvre-chef a son importance, car elle permet de comprendre qu’en lui se loge une importante partie de la vitalité des dieux. Dans le poème mythologique Enūma eliš, le récit d’un vol de turban, subtilisé par le dieu Ea au dieu Apsû, revient à un vol de luminosité qui est aussi un vol de pouvoir : privé de son turban, Apsû perd d’un même coup sa puissance et se voit soumis à son voleur (6). De même, lors de la descente aux enfers de la déesse Inanna, où elle est progressivement réduite à néant en se faisant dépouiller de ses atours, c’est sa coiffe qu’elle se voit confisquer en premier. Et lorsqu’Enlil se fait voler la Tablette-aux-Destins par Anzû, il avait déposé son turban (ou sa couronne, selon les traductions) pour se baigner. Les coiffes de lumière de ces dieux, organiquement solidaires de leur personne et de leur puissance, leur sont donc nécessaires pour être pleinement ce qu’ils sont : « l’absence de couvre-chef chez le dieu constitue à elle seule, la vraie nudité. » (7) Amoindri, vulnérable, terni, le dieu sans melammu n’est plus que l’ombre de lui-même.
L’idée d’un dieu coiffé comme dieu complet se vérifie d’ailleurs autant dans la littérature mythologique que dans le domaine du rite, où les effigies divines, en plus d’être ointes et nourries chaque jour dans leur temple, y étaient vêtues de vêtements richement brodés (8), couronnées de coiffes d’or et de pierres précieuses. C’est seulement parées que les statues pouvaient offrir une image terrestre de la lumière surnaturelle qui caractérise les dieux, et sans laquelle ceux-ci ne sauraient être considérés comme physiquement présents sur la terre (9). De même que sans les huiles qui la font briller la statue reste à l’état de matière inanimée, sans son scintillant couvre-chef, elle se désincarne : « Lorsque le dieu veut quitter son réceptacle terrestre, il enlève son turban : la statue privée de l'esprit divin est comme morte ; le monde est alors livré au chaos. Inversement, c'est en recoiffant la statue de son turban que la divinité reprend sa place dans le temple et rétablit du même coup l'ordre dans la ville et dans le monde dont elle est le nombril. » (10) La splendeur comprise comme coiffe de lumière est un objet vital pour le dieu, au sens propre : instrument de pleine puissance là-haut et de pleine présence ici-bas, elle garantit l’intégrité de son corps astral tout en lui permettant de s’ancrer dans le monde des hommes. Une statue sans melammu et le monde devient anomique, car privé de présence divine c’est-à-dire de centre ontologique, de pôle directeur. Le couvre-chef qui ancre la présence du dieu dans son effigie fonctionne ainsi comme l’instrument d’une liaison cosmique, reliant les mondes d’en-haut et d’en bas et permettant que règne l’ordre. Il est sur la tête du dieu comme le ciel rayonnant en bonne place au-dessus de la terre : la déesse Inanna, lors de son investiture par le dieu Anu, reçoit le ciel comme tiare et la terre comme sandale (4).

Couronnement et transfiguration
Cette solidarité organique de la divinité et de sa parure de tête se renforce encore dans la civilisation de l’Égypte Ancienne, où les coiffes des êtres célestes, également présentes sur les images aussi bien que dans le culte, sont, de plus, hautement individuées. Les coiffes des dieux mésopotamiens, aussi primordial soit leur rôle de véhicule de la lumière divine, gardent en effet des formes répétitives et même génériques. Les tiares à cornes d’Inanna, Ninurta et Shamash peuvent se ressembler comme deux gouttes d’eau, et la versatilité des termes employés par les traducteurs modernes pour désigner leurs couvre-chefs (le terme agû est traduit par « turban » aussi bien que par « tiare ») laisse penser que leur forme n’était pas toujours précisée. Au contraire, les couronnes des dieux d’Égypte, sont en relation étroite avec leurs attributs : plutôt que de porter leur singularité à bout de bras comme plus tard Neptune son Trident ou Jupiter la foudre, les dieux Égyptiens en investissent leur tête (12). Ils peuvent se distinguer à la fois par la possession de têtes animales spécifiques, ainsi la tête d’Ibis de Thot ou la tête de chacal d’Anubis, et par le port de coiffes symboliques. Isis porte par exemple sur la tête une couronne composée de deux cornes entourant un disque solaire, ou bien une coiffe en forme de trône, Amon-Ré se montre coiffé d’un Pschent, double couronne royale rouge et blanche, dont le dieu Saté ne porte pour sa part que la moitié basse (mais augmentée de cornes), tandis que le crâne d’Harpocrate s’orne d’un indescriptible HemHem.
Il y a là un système particulièrement raffiné où les coiffes, souvent complexes et combinées, participent à la qualification de la singularité divine selon une codification hiéroglyphique ou cryptographique généralement polysémique (13). Leur fonctionnement est plus aisé à appréhender lorsqu’on les étudie dans des contextes rituels, et notamment lorsqu’elles viennent coiffer les souverains et souveraines dont elles manifestent le caractère surhumain (14). La plus significative des coiffes divines portées par les Pharaons est le Pschent, symbolisant la réunion des deux Égypte. Son rôle lors du rite d’intronisation est considérable : le roi reçoit cette double couronne des mains des dieux eux-mêmes (15) lors d’un cérémonie qui en plus de l’investir de la souveraineté politique sur l’ensemble du pays, le transforme d’un point de vue ontologique, ou plutôt révèle des qualités jusque-là demeurées latentes, promises. Si le Pharaon est en effet considéré comme descendant du dieu Râ, et que dans ses veines coule un liquide solaire, l’or des dieux et des déesses, c’est seulement lorsqu’il devient « maître des deux couronnes » que son caractère de dieu humain se voit parachevé. Dans le rituel d’intronisation, le moment du don des couronnes est celui où le corps du souverain se voit restituer son âme, échappée lors de sa précédente mort symbolique (16). Il renaît et en lui, depuis les couronnes reçues, se diffuse le fluide vital, le sâ(17). Embrassé par son dieu, il devient « roi du Sud et du Nord sur le trône d’Horus éternellement comme le Soleil » (18), reçoit en conséquence un nouveau nom solaire et « se lève comme une flamme ». Le rôle que joue le Pschent dans cette renaissance astrale prend une dimension cosmique bien précise, les couronnes rouge et blanche qui le composent étant aussi deux déesses protectrices, Nekhabit et Ouazit, identifiées aux parties de l’univers parcourues chaque jour par le soleil, et dont la réunion, sur la tête du Pharaon, le pose en chef du circuit solaire (19). Nous avons donc ici affaire à un couvre-chef dont la fonction n’est pas tant de garantir l’intégrité d’un corps divin déjà constitué, que de contribuer à l’actualisation d’une divinité potentielle, c’est-à-dire à la manifestation et à la reconnaissance de l’être solaire du Pharaon.
Le lien entre le port des couronnes et la transfiguration du Pharaon, se précise encore lorsque l’on se penche sur le moment où, après sa mort, le souverain devient un dieu à part entière. Libéré de son corps de chair, il peut s’élever jusqu’au ciel et s’installer parmi les étoiles, à proximité de ceux qui sont nés dieux. Et cette apothéose intégrale se fait une fois de plus par le truchement de couronnes : le parcours spirituel de l’âme vers la vie éternelle, tel qu’il est exposé dans les grands textes funéraires que sont Les Textes des Pyramides ou Les Textes des Sarcophages, se formule en un langage métaphorique où les couronnes sont omniprésentes. Chargées de luminosité, elles y sont mises en équivalence avec des corps astraux spécifiques et avec des moments du jour correspondant aux étapes d’accès à la vie éternelle. A chaque moment de son ascension, le défunt prend une nouvelle couronne (20). Une coiffe correspond donc à la fois à un lieu céleste déterminé, à une phase du processus de transformation et à un nouvel état de l’être. Le port de la couronne rouge peut par exemple se rapporter à la lumière écarlate de l’aube, tandis que la couronne blanche correspond à la victoire du mort sur ses ennemis, et à la visibilité de sa nouvelle forme stellaire, apparaissant à l’horizon (21). Il ne suffit pas de dire que les couronnes représentent ou symbolisent la progression du défunt dans la sphère céleste, elles en sont également des instruments actifs. Investies de pouvoirs transfigurateurs, elles fonctionnent comme des sortes de guides, aidant le mort à s’élever dans le ciel autant qu’à s’y diriger (22). Elles ont donc une fonction conductrice, mais, fait intéressant, elles n’en font pas moins intrinsèquement partie de la personne de celui qui les porte : ces parures agissantes entretiennent avec les crânes en dessous d’elles des relations si organiques que l’on peut dire qu’une couronne sort de la tête d’un dieu pour venir « le parer au moyen de ce qui est dedans », de même que l’on peut dire du roi qu’il est « paré des émanations de sa tête » (23). Elles sont comme des excroissances corporelles de ceux que leur puissance habite et transfigure, dans une dynamique circulaire où ce qui est transformé participe de ce qui le transforme. On voit qu’il n’est plus seulement question d’avoir ou de n’avoir pas son couvre-chef pour être tout à fait un dieu, mais que les coiffes de lumière s’inscrivent ici dans un travail de renaissance dont elles sont à la fois l’expression symbolique et l’instrument intégré. Leur divinité devenue processuelle, temporalisée, accompagne l’âme dans une étape de son cheminement céleste. S’inscrivant dans la trame d’une narration initiatique, elles composent un poème d’attributs changeants et de métamorphoses successives correspondant aux phases inéchangeables d’une transmutation.

Les quelques couvre-chefs dont il a été ici question sont, on le voit, des opérateurs cosmiques. Qu’ils renforcent l’ancrage de la présence divine dans un temple compris comme nombril du monde, qu’ils concourent à la transfiguration solaire du Pharaon, ou qu’ils assurent la bonne orientation du défunt dans l’univers astral, ils exercent une même fonction de liaison des mondes, de direction de l’être et d’ordonnancement du réel. Leur puissance est telle que ces objets ont été, aussi bien en Égypte qu’en Mésopotamie, divinisés indépendamment de leurs porteurs : on trouve dans des listes de divinités Mésopotamiennes du troisième millénaire, parmi d’autres objets, des turbans et des couronnes ayant le statut d’être divins (24), tandis qu’en Égypte les personnalités hautement individuées des couronnes sont l’objet d’hymnes religieux spécifiques (25). Quand bien même toutes les coiffes n’auraient pas une telle importance, elles fabriquent toujours un mode de relation avec l’en-haut. Elles sont toujours des intermédiaires, des mediums opérant une jonction entre la tête humaine et ce qui la dépasse. Une humanité tête nue, telle qu’elle existe depuis le début du XXe siècle, se manifeste significativement dans sa dimension acosmique. Ayant retiré leurs chapeaux en même temps qu’ils ont aplati les toits de leurs maisons, il n’est certes pas anodin que les hommes s’y enferment aujourd’hui pour s’entourer de lumières artificielles, loin de la générosité, des éblouissements esthétiques et des résonnances intérieures des grands luminaires célestes dont ils avaient jadis l’audace de parer leurs têtes.

1Grand Hymne à Osiris, stèle du Louvre C 286, dans André Barucq et François Daumas,Hymnes et prières de l’Égypte Ancienne, Paris, Cerf, 1979, p. 94.
2“Image des dieux et image de Dieu au Proche-Orient Ancien, ou une mise en garde pour ne pas mettre sur le même plan Dieu et l’image des dieux », in Thomas Römer, Hervé Gonzalez, Lionel Marti (eds.), Représenter dieux et hommes dans le Proche-Orient ancien et dans la Bible. Actes du colloque organisé par le Collège de France, Paris, les 5 et 6 mai 2015, Leuven/Paris/Bristol, Peeters, 2019, p. 4
3Jean Bottero et Samuel Noah Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme. Mythologie Mésopotamienne, Paris, Gallimard, 1989, pp. 608 et 609.
4Elena Cassin, La splendeur divine. Introduction à l’étude de la mentalité mésopotamienne, Paris/La Haye, Mouton, 1968, pp. 10 et 21.
5ibid. pp. 26-27.
6bid. pp. 6 et 30.
7Ibid, p. 48. De fait, des dieux peuvent être représentés nus, mais enturbannés.
8A. Leo Oppenheim, “The Golden Garments of the Gods”, Journal of Near Eastern Studies, 1949, 8-3 (Jul., 1949), pp. 172- 193,  The University of Chicago Press.
9« This vital piece of the divine wardrobe was intended as a physical representation, or perhaps, more accurately, a manifestation of divine glory, the splendid luminosity of which would have radiated from the image’s head outward in all directions.” Catherine L. McDowell, The Image of God in the Garden of Eden. The Creation of Humankind in Genesis 2:5–3:24 in Light of the mīs pî pīt pî and wpt-r Rituals of Mesopotamia and Ancient Egypt, Winona Lake, Eisenbrauns, 2015, p. 160.
10Elena Cassin, « Le sceau : un fait de civilisation dans la Mésopotamie ancienne », Annales. Économies, sociétés, civilisations. 15-4, 1960, pp. 742-751; p. 750 et 751.
11Cassin, La Splendeur Divine, p. 85.
12Karel van der Toorn, The Image and the Book : Iconic Cults, Aniconism, and the Rise of Book Religion in Israel and the Ancient Near East, Louvain, Peeters Publishers, 1998, p. 26.
13Katja Goebs, « Crown (Egypt) » Chr. Uehliger et al. (dir.), Iconography of Deities and Demons in the Biblical World [pré-publication en ligne], 2015, p. 1, 23 et 25.
14Katja Goebs, Crowns in Egyptian Funerary Literature. Royalty, Rebirth, and Destruction, Oxford, Griffith Institute, 2008 ; Alexandre Moret, Du Caractère religieux de la royauté pharaonique, Paris, Ernest Leroux, 1902. Des cas de coiffes divines portés par des rois sont repérables en Mésopotamie (chez Naram-Sin par exemple, représenté avec une tiare à cornes) mais le fait reste minoritaire, et n’atteint en aucun cas la dimension systématique qu’il a en Égypte.
15Moret, op. cit.. p. 210.
16Ibid., p. 219-221.
17Moret, op. cit., p. 220.
18Ibid, p. 78.
19Ibid., p. 30 et 47.
20Goebs, Crowns in Egyptian Funerary Literature, pp. 89-91.
21Ibid, p. 46.
22Ibid, p. 81-90.
23Philippe Derchain, « La couronne de la justification. Essai d’analyse d’un rite ptolémaïque », Chronique d’Égypte, XXX-60, Juillet 1955, pp. 225-287, p. 247.
24Gebhard Selz, « The Holy Drum, the Spear, and the Harp. Towards an Understanding of the Problems of Deification in Third Millennium Mesopotamia », in I. L. Finkel & M. J. Geller (dir.), Sumerian Gods and Their Representations, Cuneiform Monographs 7, 167-213. Groningen : STYX Publications, 1997, p. 171.
25Voir les « Hymnes au diadème du Pharaon » dans Bracuq et Daumas,op. cit., pp. 55-71.



Drapés sans spectateurs. Chemise de nuit et sommeil des apparences / Pièce détachée (2020)



"Théorie des plis dans un oreiller."
Lichtenberg

Le vêtement de nuit a deux différences majeures avec le vêtement de jour : d’une part l’ampleur et la mollesse, c’est-à-dire l’absence de tout travail architectural de la silhouette, en raison du primat qu’il donne logiquement au confort ; et d’autre part la prolifération impunie des torsions, plis ou froissures qui viennent marquer son tissu. Au corps du jour, structuré voire rigide, repassé, sans faux-pli, il oppose une enveloppe informe et accidentée1. S’il obéit ainsi à une logique formelle spécifique, c’est qu’il s’inscrit dans d’autres usages : là où l’un va debout ou assis, travaille et circule dans le monde, maîtrisant ses mouvements, l’autre, dans le secret de l’espace domestique, s’allonge, se pelotonne, s’abandonne au sommeil et à la vie inconsciente. On peut tracer une distinction d’ensemble entre des vêtements de jour voués à apparaître, participant à la présentation de soi au regard d’autrui, donc inscrits dans la sphère publique, et des vêtements de nuit, voués à disparaître, c’est-à-dire à accompagner une soustraction à la sphère sociale et au regard des autres, s’inscrivant dans le domaine de l’intime. De cette opération de retrait, le grand écrin mou de la chemise de nuit constitue à la fois l’instrument le plus efficace et l’image la plus archétypale.

La différence entre habit de jour et de nuit ne peut cependant être réduite à celle, spatiale et symbolique, entre public et privé, catégories par ailleurs instables et souvent inopérantes : depuis les « lits de parade2 » aristocratiques du XVIIIe siècle, véritables lieux de représentation publique (où l’on visite par exemple une femme après son accouchement) jusqu’aux lits contemporains où l’on se photographie dans des attitudes aguicheuses pour les réseaux sociaux, on voit que l’espace du lit lui-même, supposément le repli le plus in- time de la sphère domestique, ne cesse d’être mobilisé comme scène de représentation sociale. La différence qui prime sur celles des espaces ou des sphères symboliques, la seule différence absolue sur laquelle on puisse s’appuyer ici, est celle qui existe entre les états de la veille et du sommeil, où s’opère la rupture entre maîtrise et abandon des apparences. Il n’y a que le sommeil pour libérer tout à fait le corps de la représentation et de la possibilité de poser, et pour former alors, à l’insu de ceux qui les offrent, des spectacles qui soient non seulement sans spectateurs, mais aussi sans acteurs, c’est-à-dire sans acteurs conscients ou volontaires. Loin du frimeur en chambre qui dore le brocart de sa robe de chambre et veloute l’azur de ses pantoufles3, celui ou celle qui dort, visage abandonné, parfois béat, membres pendants, ne maîtrise plus rien de son image. Brusques sursauts, grommellements ou gémissements composent alors des scènes angéliques ou animales, ou les deux, au gré des mouvements hasardeux de l’intériorité livrée à elle-même. Au point que ce sont non seulement les contours du corps qui s’estompent, mais aussi ceux de l’habit, c’est-à-dire les limites qui le séparent de son environnement immédiat. S’opère lors du sommeil une indistinction, à la fois visuelle et sensorielle, de la chemise et du linge de lit.

Les deux strates textiles, habit et drap ou couverture, se fondent pour le dormeur en une enveloppe unique, partageant une fonction commune d’isolation du corps et de délimitation de l’espace du sommeil. L’ensemble des tissus dans lesquels il s’enveloppe devient une membrane cohérente de protection du corps et de séparation d’avec le monde. Une solidarité temporaire s’établit dès lors entre la chair, le tissu et l’espace du lit qui s’en- roulent les uns dans les autres et deviennent indiscernables le temps du sommeil, sinon de tout ce qui dépasse l’ensemble qu’ils forment.

Dans ce contexte confus, la chemise de nuit, devenue, comme le drap, pure matière textile, pénètre le domaine de l’expressivité involontaire : relevée, froissée, tordue, soudain trempée de sueur ou d’autre chose, elle s’agite au gré de mouvements nocturnes incontrôlés. Si sur un corps vertical elle ne ressemble pas à grand-chose sinon à un sac, une fois ce corps horizontal, endormi, étalé mais aussi enroulé dans ses draps et couvertures, son enveloppe devient de fait le territoire d’événements esthétiques aussi aléatoires qu’incessants. Entre grâce et lourdeur, tout un répertoire horizontal et lent du pli ensommeillé se déploie, sur un textile écrasé, entortillé, effondré. S’y composent des tableaux aussi riches visuellement qu’irrémédiablement secrets : le corps abandonné au sommeil et enroulé dans ses draps reste une image perdue, hormis bien sûr l’exception du regard amoureux, qu’on ne peut ériger en règle. Ces drapés nocturnes rappellent en cela certaines apparences animales décrites par le biologiste Adolf Portmann comme des apparences sans destinataire, apparences inadressées4 d’animaux aveugles mais non moins parés, de bêtes nageant en eaux profondes et dont les couleurs flamboyantes, jamais perçues par aucune bête, se perdent dans le néant5. Beautés pour personne qui n’en sont que plus belles, parce qu’absolument gratuites et donc inaliénables, incorruptibles pourrait-on dire. Par la torpeur et le relâchement dont elles procèdent, par leurs plis complexes, au- tant que par l’invisibilité nocturne à laquelle elles appartiennent, ces apparences perdues rappellent encore le « baroque transitoire » des grottes silencieuses où s’opère le travail secret des formations minérales, où les ténèbres sont un « élément actif » et où le relief, les inégalités des surfaces, les creux, les saillies, les lobes, les efflorescences, les contorsions, les étirements remplacent les couleurs6. Elles se comparent plus aisément en effet à des enveloppes animales ou à de lentes modifications environnementales qu’aux objets ha- bituellement traités par l’histoire de la mode, où les critères de visibilité mais aussi sou- vent d’intentionnalité sont déterminants. Constituant par leurs irrégularités l’image ou la trace des nuages de sensations7 qui traversent les dormeurs, les chemises de nuit, avec leurs drapés nocturnes, phénomènes accidentels et gratuits mais non moins séduisants, rapprochent l’expressivité textile du phénomène organique. Les sculptures successives qu’elles composent, plus éphémères encore que n’importe quelle mode, portent à son paroxysme une logique ornementale de prolifération des lignes irréductible à l’intention décorative, à la stratégie de séduction ou encore au désir de singularité, mais appartenant, plutôt, à un ordre esthétique secret, mécanique et muet.

1. Tous les contre-exemples (chemise à la reine, vêtement de jour informes et fripés chez Yamamoto ou Kawakubo, pyjama de ville, man- teau-couette de Margiela, etc.) sont toujours des jeux sur cette limite : la transgression des genres qu’ils opèrent ne peut exister que comme exception, et ne trouve son sens qu’en tant que telle. Il faut ajouter encore que notre nuit est celle du sommeil et non pas celle des soirées, et que la nuit mondaine et festive est, dans la perspective adoptée, plus diurne encore que le jour.
2. Norbert Élias, La société de cour [1969], Paris, Flammarion, 1985, p. 31.

3. Robert de Montesquiou, « Nosmet (réquisitoire) [1897] », Professeur de beauté, Paris, La bibliothèque, 1999, p. 43.

4. Adolf Portmann, La Forme animale, Paris, Payot, 1961, p. 217-218. Voir la lecture qu’en fait Bertrand Prévost dans son article de 2013 « Les apparences inadressées. Usages de Portmann (doutes sur le spectateur) », en ligne.

5. A. Portmann, op. cit. p. 217.

6. Pierre Gascar, L’Arche, Paris, Gallimard, 1971, p. 31 et p. 33.

7. Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, Paris, Gallimard, 1964, p. 11.





Albert Serra : Liberté / Exhibition (2020)




Albert Serra est un artiste, réalisateur et producteur Catalan né en 1975. Sa dernière oeuvre, Liberté, a obtenu le Prix Spécial du Jury "Un Certain Regard" au Festival de Cannes 2019. Nous nous sommes rencontrés pour une conversation autour du film. L'article qui suit se nourrit de ce dialogue, sans le retranscrire au sens strict.

Beaucoup de paroles et d'images du film Liberté restent comme suspendues, inutilisées, abandonnées, "hors-narration dit Albert Serra. Des apparitions restent sans suite, comme une silhouette de bonne soeur en cornette, qui passe parmi les arbres et qu'on ne reverra plus, ou un visage entraperçu dans l'ombre, une seule fois. Beaucoup de questions restent sans réponse : "Ne font-ils que parler ? Croyez-vous qu'ils prient ?" se demandent deux femmes, observant deux hommes parlant eux-mêmes de femmes. Entrelacs de chemins qui ne mènent nulle part, le film est irréductible à une quelconque structure narrative ou descriptive. Serra parle d'une forme de "dépense" dans le sens où l'entendait Georges Bataille, c'est-à-dire d'une dilapidation, offrande improductive revenant à une perte pure et simple. Les images ou les mots ne servent ni à caractériser des personnages, ni à faire avancer une intrigue, mais valent par et pour eux-mêmes. Le film est tout entier un luxe : par son sujet, le plaisir sexuel détourné del a fonction de procréation, soit une des dépenses improductives par excellence; par sa structure formelle irrationnelle,  dispendieuse, ornementale; mais aussi, par sa rareté, son improbabilité et donc sa valeur dans le paysage du cinéma contemporain.
Parler de ce que le film raconte, c'est-à-dire la nuit agité d'un groupe de libertins, chassés de Versailles et venus assouvir dans un bois leurs plaisirs compliqués, n'est pas en dire grand-chose. Son originalité n'est pas tant dans la matière factuelle et historique qu'il traite (jouir en secret, en perruque, en groupe) que dans les choix formels qui le singularisent et qui, dépassant l'imagerie XVIIIe et son caractère anecdotique, ouvrent un espace imaginaire sans époque ni lieu, parfait contemporain de son année de sortie, 2019. Le rôle du langage est primordial dans ce dépassement du sujet : Serra, qui préfère d'ailleurs ouvertement la lecture au cinéma et qui a fait des études littéraires, dit vouloir "créer de l'imaginaire à travers le langage parlé". Et certainement son goût pour la littérature l'aide-t-il à évider l'object filmique comme il le fait, à y laisser tout cet espace vide qu'investit, pour l'élargir encore, le langage.Les dialogues comme très écrits et parfois abstraits, séduisants dans leur hétérogénéité de facture et de texture, approfondissent non seulement l'image de sens possibles, mais se révèlent aussi force d'opacification de ce que l'on voit et de ce que l'on croit comprendre pour ouvrir, comme l'explique le réalisateur, "une porte de derrière, une autre façon d'être dans le film". N'ayant qu'une "justification lyrique", ils appellent en retour, par leur puissance d'évocation poétique, un effort, une qualité d'écoute spécifique. Ce que les personnages de l'orgie de Liberté attendent  les uns des autres - "donnez, donnez" crie un homme déjà à terre, pour qu'on le fouette encore - le film l'exige des spectateurs.
Ce sont les paroles échangées et les gestes de préparation à l'amour (exhibitions, palpations, masturbations vagues) ou les aperçus confus de rapports physiques, et surtout, comme le dit le réalisateur, les "atmosphères dans les yeux" des personnages du film qui figurent l'activité érotique dont il est question. Beaucoup de promeneurs solitaires, à l'affût, évoluent lentement à l'écran, l'oeil brillant et la main au bas-ventre. Mais des actes sexuels, il ne montre qu'une série d'actions parcellaires, inachevées, non pas un épuisement des possibles ni une série d'orgasmes conclusifs, mais des tentatives toujours inabouties. Si le film partage quelque chose du caractère compulsif d'une littérature libertine qui souvent vire au catalogue, il n'a donc en rien son caractère systématique et épuisant : les désirs des personnages de Liberté ne sont jamais comblés. L'érotisme qui est ici dépeint, loin d'un scénario mécanique désir-plaisir-jouissance-repos, rend la sexualité à sa réalité d'histoire sans trame ou encore de drame sans structure, que l'on n'atteint que dès lors que le film ose évoluer aux confins de l'informe, au plus près des chutes et montées irrégulières du plaisir, des aléas d'un désir souvent bredouille. Les sensations et perceptions diffuses qui se déploient, à la limite de la confusion, naissent au croisement des regards, dans des déplacements d'ombres, dans les formes de corps abandonnés, bruits de piétinements ou cris lointains, qui tous ensemble, composent un paysage aussi dense qu'imprécis, rendu plus labyrinthique encore par la progression de la nuit. Les processus de figuration sont ici de l'ordre de la suggestion plutôt que de la représentation. Serra cherche de fait, surtout à "créer des atmosphères inédites", donc à laisser deviner, induire des pressentiments, inviter à la rêverie. Ainsi de celui qui, au terme d'une conversation où tentaient de s'élaborer des fantasmes, dit, déçu, à son interlocutrice, "Vous avez peu d'imagination, pauvre fille", et dont on ne peut que soupçonner l'abîme intérieur d'inventivité vicieuse.
Cette matière atmosphérique ne se met pas en scène mais se récolte à l'état sauvage, en laissant la plus grande place possible au hasard. Il faut "renoncer à diriger le film" explique le réalisateur. Dix heures par jour, pendant les trois semaines du tournage, il a laissé faire, laissé tourner, laissé enregistrer les caméras. Celles-ci, Serra insiste sur ce point, n'ont rien à voir avec le regard humain, parce qu'elles sont capables de recueillir les événements les plus ténus, les mouvements les plus subtils, jusqu'à l'imperceptible. Ce sont des oscillations délicates d'expressivité spontanée, non-contrôlée par les acteurs, non mises en scène par lui, involontaires et même inconscientes, qu'il recherche, des manifestations qu'il appelle "organiques", naissant de la position d'incertitude ou de fragilité qui est celle de tous ceux qui prennent part au tournage, et que se révéleront toujours, dans la surprise, au moment du visionnage des rushes. Si comme il le dit "l'irresponsabilité est à gagner", c'est qu'elle a ses méthodes. Elle s'appuie sur des protocoles de tournage spécifiques, mais également sur tout le raffinement technique et analytique qui se déploie au moment du montage. Environ un tiers des images de Liberté sont ainsi recomposées en post-production, pour être "décentrées" et complexifiées : la densité baroque des branchages de la forêt s'intensifie, les détails et les formes se multiplient, parfois même jusqu'à la transposition d'un personnage d'une prise à une autre. C'est de la complémentarité de ces deux niveaux du travail imaginaire, d'une part le laisser-faire, la contingence et le désordre, et d'autre part la grande maîtrise technique, la patience, la précision et la qualité analytique, au point de rencontre de la plus haute innocence et de la plus stricte méthode, que peut naître Liberté.



Motifs Présidentiels / Profane (2020)



Tout commence en 1971 lors d'un voyage à Libreville, au Gabon, lorsque Bernard Collet voit passer une femme dont le derrière s'orne fièrement, sur la fesse gauche, du visage du général De Gaulle, et sur la fesse droite, de celui de Léon M'ba, premier président du pays. Il faudra à l'idée de nombreux voyages et une vingtaine d'années pour faire son chemin : une collection de pagnes politiques, où se raconte, dans une langue textile, et plus précisément dans celle du wax, l'histoire d'une partie de l'Afrique de l'ouest et de l'Afrique centrale : Bénin, Gabon, Cameroun, République démocratique du Congo, Côte d'Ivoire, Togo, Congo Brazzaville, République centrafricaine...
Depuis la période des indépendances dans les années 1960, la création de motifs de wax au rythme du calendrier politique, et notamment de celui de la diplomatie internationale, est fréquente dans tous ces pays. On produit des pagnes imprimés pour célébrer la visite d'un président étranger, mais aussi pour une élection présidentielle, ou la commémoration d'un événement marquant, en reproduisant sur les pagnes des photographies officielles souvent accompagnées du nom de celui – ou beaucoup plus rarement, celle – qu'elles représentent. Ces tissus, dont Bernard Collet possède aujourd'hui plus de six-cent modèles, s'impriment donc au rythme des politiques mémorielles nationales, autant que des événements du présent dont on veut marquer l'importance. Y figurent nombre de visages, médaillons photographiques qui vous regardent depuis les corps de celles et ceux qui les portent : prestigieux visiteurs officiels, candidats au pouvoir, rois locaux, dictateurs en place depuis des décennies, figures glorieuses de l'histoire d'un pays. Certains de ces visages, figurant sur des « pagnes de campagne », visent à convaincre au présent et à influer sur les votes, tandis que d'autres viennent célébrer et légitimer un pouvoir déjà bien installé. En somme, on voit ici se déployer une politique incarnée et portée, où les corps et les vêtements eux-mêmes sont mis à contribution. Jusqu'à d'ailleurs permettre le renforcement d'un système de pouvoir : le wax se produisant à échelle industrielle, la commande textile de la part des dirigeants peut se révéler un véritable outil de propagande. Ainsi du dictateur Mobutu Sese Seko, qui passait ainsi des commandes de 250.000 yards de tissu imprimé à son effigie à la firme textile britannique ABC pour les jours de grande parade.
Outre cette fonction politique, se déploient sur le coton des pagnes une infinité de motifs abstraits ou figuratifs, lesquels enregistrent les mouvements d'une histoire multiple qui est aussi morale, matérielle ou encore technique. On trouve des motifs liés à la famille, à l'amour, autant que des objets et thèmes liés à la modernisation, à l'industrie et aux objets de consommation, jusqu'aux pagnes célébrant des infrastructures nouvelles. En plus de l'évolution des motifs en tant que telle, c'est une réévaluation verbale ou imaginaire des imprimés qui s'y opère sans cesse : ils retrouvent un sens rafraîchi en étant renommés, relus et réinterprétés. Un tissu commercialisé par la firme hollandaise Vlisco en 1963 a ainsi vu son motif abstrait baptisé « cartouche », « suppositoire » aussi bien que « Z'ongles de Madame Thérèse », en référence à l'épouse du premier président de la République de Côte d'Ivoire, Thérèse Houphouët-Boigny, qui affirmait que si elle surprenait son mari avec une maîtresse, elle la défigurerait, en lui griffant le visage.De même que, par des jeux de déplacement culturels mondialisés, les Ivoiriens renouvellent et enrichissent ainsi le sens de motifs textiles pensés par des Hollandais en les rebaptisant, le français Bernard Collet déplace à son tour le sens des tissus qu'il collectionne, transformant des objets de tous les jours en documents historiques. Car pour celles et ceux qui portent ces pagnes aux motifs changeants et aux sens ou noms instables, ils sont des objets d'usage, pris dans la trame du quotidien. Ils servent autant de vêtements que parfois de nappes, de langes ou de voiles de bateaux. S'ils ne sont jamais jetés, mais se gardent des décennies durant, ce n'est pas pour s'archiver, mais pour s'user jusqu'à la corde. Dans la vaste collection de Bernard Collet, ils s'appréhendent sous un jour nouveau, comme gardiens de la mémoire d'une histoire agitée.

Références bibliographiques :
  • Anne Grosfilley, Wax and Co. Anthologie des tissus imprimés d'Afrique, La Martinière, 2017
  • Anne Grosfilley, Wax. 500 tissus - 125 ans de création, La Martinière, 2019
  • Anne-Marie Bouttiaux, Wax, Hoebeke, 2017




Habiter en milieu vestimentaire / MAGAZINE (2020)



« Les vêtements ont fait de nous des Hommes ; ils menacent de faire de nous des porte-manteaux. » écrivait Carlyle. De cette phrase sibylline, dont on ne sait si elle est grave ou potache, on peut du moins tirer cette piste que la puissance performative du vêtement est toujours sur la brèche : médium d'humanisation, il peut également se retourner contre celui qui le porte pour le dépouiller de toute intériorité, et faire de lui un pantin. De fait, s'il n'y a jamais eu autant de vêtements dans le monde qu'aujourd'hui (nous en produisons plus de 60 millions de tonnes par an), la nature de ces objets et des relations que nous entretenons avec eux n'en reste pas moins obscure, profondément instable et inquiète.
Nos habits ne nous enveloppent pas passivement, mais semblent au contraire devoir agir continûment sur nous : certains nous donnent la sensation (pénible ou joyeuse) d'être déguisés, d'autres nous maltraitent ou nous excitent, d'autres encore nous transforment, parfois même en profondeur. Rares sont ceux qui nous laissent tranquilles et qui, comme transparents, se laissent oublier à peine enfilés, pour disparaître de notre esprit. Portés, ils continuent de nous travailler, et ce non seulement au point de vue physique du confort ou de l'inconfort, mais aussi moralement, intérieurement, socialement. Habillé, on est toujours comme en équilibre, sur le seuil d'une incertitude : il suffit d'une rencontre pour déstabiliser une confiance fragile en son enveloppe textile. En la matière, l'aisance parfaite est en fait si rare qu'elle est plutôt de l'ordre du miracle, d'où certainement toutes les utopies stylistiques prônant un rassurant retour à l'uniforme. Car ce que l'uniforme promet de guérir est cette fâcheuse tendance qu'ont les formes textiles que l'on habite à sembler toujours à côté ce que l'on voudrait ou de ce que l'on imaginait être, pour nous transformer en des personnages inconnus et incontrôlés. C'est-à-dire, à nous échapper en cours de route et à se retourner contre nous : la contingence des situations sociales, mais aussi le sens toujours mouvant de la mode, ou encore, l'équilibre fragile des vêtements entre eux (telle pièce venant déstabiliser ou confirmer les connotations de telle autre) nous perdent dans un labyrinthe de formes et de sens, dont les mystères se renouvellent avec une rapidité perverse.
Le milieu vestimentaire peut donc sembler hostile : il est difficile de s'y aménager un refuge qui ne soit pas bientôt bouleversé par quelque éboulement ou inondation stylistique. La terre est meuble et le climat imprévisible. L'instabilité et le trouble sont par ailleurs d'autant plus intense dans un monde où la vie tend à devenir intégralement publique, et où le spectacle de soi et des autres ne prend jamais fin. Les formes aperçues dans la rue mais aussi en ligne, sur les réseaux ou dans un éditorial publié par tel magazine, ne cessent de venir remettre en question les formes empruntées, dérangeant ainsi des abris provisoires qui avaient à peine eu le temps de se construire. Il est toutefois vain de vouloir échapper aux coordonnées de cet environnement (par exemple en brandissant au-dessus des temps, « le mocassin, ce classique intemporel qui nous accompagnera toujours »). Ce dont rêvent les partisans de l'uniforme n'est rien moins qu'une glaciation de la vie : immobiliser pour apaiser est une solution trop pratique pour être honnête. Au contraire, il nous semble que c'est en acceptant la précarité des formes qui nous enveloppent et la fragilité de leur sens, c'est-à-dire, en jouant vaillamment le jeu d'une oscillation entre l'homme, le porte-manteau et d'autres choses encore, que l'on pourra atteindre à une heureuse stabilité provisoire. Non pas donc, en prétendant échapper à tout accident, à toute historicité mais en construisant pour durer, certes, mais pour durer un temps seulement. Durer le temps d'une sensibilité, d'un récit, le temps que dure un bout de tissu.




Les temps de la mode / Exhibition (2020)



Construire est toujours vouloir durer, défier le temps, lui opposer des remparts. Ainsi du travail de l'architecte, et de toute production humaine assez solide et massive pour prétendre résister aux saisons et aux intempéries, s'effriter sans s'effondrer. Ainsi encore, des institutions sociales et des traditions de pensée, persistant à travers les époques, contre le vent du changement. Derrière ce que l'on a construit, l'on s'abrite, matériellement et symboliquement, du passage du temps, c'est-à-dire de l'instabilité, mais aussi plus généralement du désordre, de l'imprévu et du non-sens : de la même façon que les murs des immeubles, des pyramides ou des cathédrales protègent les esprits et les corps du chaos du monde, les traditions et institutions offrent des refuges pérennes mais aussi des points d'ancrage et de mémoire, à partir desquels il devient possible d'organiser le réel et d'y agir selon des valeurs stables. La mode agit exactement à l'inverse. Force de renouvellement, elle est aussi, en cela, puissance de déstabilisation. Car le temps de l'innovation dans lequel elle s'inscrit, temps sériel du surgissement et du pur événement, est un temps de la destruction rituelle, où chaque renaissance opère comme une table rase, rejetant le passé récent dans le domaine de l'inexistence, mais aussi, dans celui de l'oubli et de l'impensé. Dès lors, elle ne protège jamais pour longtemps les corps qu'elle recouvre, mais les entoure seulement de pellicules fragiles, d'abris de fortune, provisoires et branlants, toujours voués à un effondrement précoce. Ainsi des vêtements eux-mêmes mais aussi des tendances, et à une échelle plus large de certaines marques qui ne vivent que quelques saisons ou années, le temps de propositions aussi fortes qu'invivables sur le long terme, ou encore, de celles qui entrent dans la postérité à coup d'apostasies en série. Il n'est pas jusqu'aux plus illustres directeurs artistiques qui n'habitent aujourd'hui les grandes maisons de mode qu'à la manière d'abris précaires : ainsi de Nicolas Ghesquière chez Balenciaga, de Raf Simons chez Dior, d'Alber Elbaz chez Lanvin, ou encore de Phoebe Philo chez Céline, qui, si brillants furent-ils en leurs rôles, restent des noms parmi d'autres sur une liste toujours en cours d'écriture, et dont rien n'arrêtera le mouvement. N'est donc pas du ressort de la mode ce qui résiste au temps, mais au contraire ce qui accompagne son mouvement, ce qui lui cède et le seconde, voire même ce qui se confond avec lui : matière d'un présent volatil, elle serait, plutôt que la cathédrale qui se maintient et persiste dans sa présence, les averses et les incendies auxquelles celle-ci doit résister.Si la mode détruit plus qu'elle ne déconstruit son passé récent, c'est bien que la destruction, en tant que force de désorganisation, renvoie son objet à l'informe, à l'indifférencié et donc en dernier lieu au néant – tant dans son ensemble que dans son détail – tandis que la déconstruction ne s'opère pas sans méthode. La déconstruction analyse, décompose. Elle disloque l'ensemble, mais au profit d'une mise en lumière de ses parties, et de leurs relations logiques. Mettant au jour des présupposés cachés, elle révèle, en même temps qu'elle les démembre, la logique et les valeurs implicites d'un modèle de construction. Si elle peut en dernière instance viser à démystifier, à démasquer ce qui la précède, elle vise toutefois à faire émerger de nouvelles strates ou de nouvelles formes de sens : ainsi de Derrida et de sa relecture de l'histoire de la philosophie occidentale à travers une déconstruction comprise comme pratique critique, façon de réinterroger des polarités conceptuelles, et par là un modèle de pensée fondé sur la binarité, que son ancienneté avait placé au-delà de tout soupçon. Car on déconstruit ce qui à notre avis n'a déjà que trop duré, mais qui était fait pour durer, voire même, qui avait des prétentions à l'éternité. Dans cette perspective, il y eut bien pour la mode un moment de déconstruction, celui, bien connu, des années 1990, où furent mis à mal mais aussi repensés à nouveaux frais les codes formels de l'industrie, savante décomposition des vieilles habitudes de la création vestimentaire, mise en pièces des silhouettes, dépouillement des défilés, démembrement des codes photographiques, etc. Mais dans ce moment spécifique ne repose pas son principe général. Celui-ci n'est ni de construire pour durer, ni de déconstruire pour interroger, mais plutôt de détruire pour renaître. Sa logique est bien celle de la table rase, avec pour présupposé constitutif que toute venue au monde implique aussi, en miroir, la mort de ce qui existait avant elle, la disparition de ce qui la précède : à un sens institué historiquement, et maintenu en place par la constance d'un effort de préservation active, elle oppose la violence d'un retour cyclique à la case départ. D'un tel mouvement ne peuvent émerger, comme dans le cas de la déconstruction, des strates inédites d'intelligibilité. Celui-ci nous met au contraire, dans sa manière d'anéantir à répétition le passé par l'oubli, face à une profonde mise en danger du sens, car de ce qui vient de finir, il n'est ici plus rien à dire sinon que l'on n'en veut plus. L'expérience du temps de la mode ressemble en cela à celle du temps de la vie organique, temps cruel et inéluctable de la succession des générations, instrument d'une nécessaire direction de tout vivant vers sa mort.
Dans une telle perspective, alors que l'on tend généralement à concevoir le temps de la mode comme un temps artificiel – temps d'une obsolescence symbolique des objets se déclarant en des termes purement psycho-sociaux tandis que leur valeur d'usage reste effective, mais aussi, actuellement, temps accéléré de la production industrielle indexé sur des impératifs économiques de croissance perpétuelle – il apparaît que ce temps supposément fabriqué et même forcé se constitue en dernier lieu comme miroir, reproduction ou prolongement du temps naturel de la vie organique, qui est aussi un temps tragique de l'inéluctable. On peut ainsi dire de la mode qu'elle double, par sa propension à la destruction, les dégâts du temps de la nature, qu'à la décrépitude annoncée de tout ce qui vit et meurt, elle ajoute une deuxième strate de mortalité : une mortalité des apparences, ajoutant sa précarité à celle de la chair. Mais aussi, qu'elle transcende et possède d'abord les hommes comme la vie transcende le vivant, se perpétuant et se reproduisant à travers eux, image en cela des cycles mouvementés et répétitifs de la génération, de l'alternance des saisons, ou encore, des marées et des lunaisons. Dans La dernière mode, Mallarmé de « splendeur parisienne luttant avec le soleil d'août », rivalisant de beauté ou d'éclat avec les cycles naturels. L'effort humain de refleurissement du monde par le vêtement vient s'ajouter chez lui à la grande dépense cyclique de la matière, se fait le symbole du « drame solaire » pour répéter par-dessus les corps, dans l'inorganique, « la tragédie de la nature » qui ne cesse de mourir. En ce sens, la mode ne sauve pas le corps d'un destin d'animal mortel, elle répète et rend plus éclatante encore cette condition en s'en faisant le symbole somptueux.
Produire, au sein de la mode, des formes qui ont vocation à durer, mais aussi, privilégier le souvenir, c'est donc tout de suite être à contre-courant. Lorsque Hedi Slimane choisit la constance formelle, parcourant des années durant, dans toutes les maisons où il officie, un même univers esthétique et tentant par là de construire pour durer, un soupçon s'immisce sur la pertinence de son geste. De façon encore plus nette, lorsque Margaret Howell déploie opiniâtrement, saison après saison, une même excellence traditionaliste, l'on en vient à se demander si l'on est encore face à de la mode. La résistance de tels créateurs, qui ayant trouvé leur lieu prennent le parti de s'y tenir – s'y barricader diront certains – est effectivement étrangère à la logique temporelle de la mode de par son caractère affectif, sentimental, et de ce fait intrinsèquement mémoriel. La mythologie rock de Slimane comme la vieille Angleterre racontée par Howell ne sont plus, mais ces mondes révolus ont pour eux existé, en un temps originaire où ils ont fondé un ordre des représentations, donné des règles à leur sens esthétique. Œuvrant contre la mort, ce sont des souvenirs qu'ils exhument mais aussi la possibilité de structures formelles pérennes qu'ils réaffirment sans cesser de les repenser, de les remettre en jeu, collection après collection. La grande beauté de leur geste est de parvenir à maintenir vivantes, en ne cessant de les réinventer, des formes qui ont perdu leur substrat originel, des formes que l'on pourrait dire orphelines de leurs mondes, réminiscences solitaires de passés révolus. Ils incarnent en cela l'attachement nostalgique aux premières émotions esthétiques dont parle Proust aux dernières pages du Côté de chez Swann, amour persistant des modes passées alors même que les époques dont elles étaient solidaires se sont évanouies, et qui prend l'aspect d'une adhésion quasi-religieuse : « quand il disparaît une croyance, il lui survit – et de plus en plus vivace pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des choses nouvelles – un attachement fétichiste aux anciennes qu'elle avait animées, comme si c'était en elles et non en nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une cause contingente, la mort des Dieux. » Opposant à la passion du nouveau la foi en une expérience primordiale ayant pour eux fondé une première expérience de la beauté, ils tissent ainsi la trame du présent de mode de temporalités divergentes, mais qui ne se laissent pas réduire à une quelconque position réactionnaire. Ils nous renseignent plutôt sur la possibilité d'une mémoire de la mode, mémoire active, travailleuse, opérante. Car pour transmettre un ensemble de formes et de codes à travers les décennies comme ils le font, ils ne cessent de les réformer doucement, de les réaménager pour les rendre toujours habitables. Et de fait, d'y introduire de la discontinuité, de la pluralité, pour continuer de répondre au présent, de lui riposter pourrait-on dire, pour maintenir vive et valide la légitimité de leurs propositions, continuer de croire en la pertinence renouvelée des réponses qu'ils portent. C'est ici non seulement un rythme d'avancée, mais encore un cap qui doit être tenu, l'investissement des marges temporelles de la mode exigeant l'emploi d'une force volontaire, constamment dirigée vers une direction précise, force active de la persistance, d'un maintien orienté.
Cela pour dire que de tels projets de mode n'opposent pas au mouvement et à la vitalité du renouvellement saisonnier des formes un statisme qui serait synonyme de dépérissement : s'y déploient au contraire des trésors d'énergie et d'inventivité, un désir de continuer à penser des possibles, tout en se tenant à une histoire – geste qui n'est pas, d'ailleurs, sans résonner avec les urgences écologiques actuelles, et avec la nécessité face à laquelle nous nous trouvons de repenser le modèle temporel de l'industrie, pour le rapprocher d'un temps de la préservation et de la transmission. Mais ce à quoi touche encore la pensée de Proust citée plus haut et qui est inhérent à l'idée de fétichisme sentimental est aussi, bien sûr, le fait d'un caractère hasardeux de la première rencontre : pourquoi les formes anciennes seraient-elles plus « divines » que d'autres, pourquoi leur accorder la préférence et le crédit et de notre foi mais encore tous les efforts de notre volonté de préservation ? Pourquoi, jeté dans une époque donnée, aurait-on le privilège d'accéder miraculeusement au meilleur possible ? Si l'expérience fondatrice échue est en effet toujours arbitraire, le choix de sa reprise ne l'est pas : il s'agit là de prendre à bras-le-corps un destin esthétique pour le faire sien, de le retravailler à l'endroit même de ses limites pour mieux appréhender sa richesse, sa singularité et éprouver de fait la profondeur des ressources qui existent au sein du domaine qui est le sien.



Attaches sentimentales / Profane (2019)



D'abord tricoter des écharpes, puis s'essayer à la tapisserie, ou encore se lancer dans le crochet. Dériver d'une forme de tissage à une autre, avec toujours autant de patience et d'attention. Et, après s'être laissé porter de loisir en loisir et de plaisir en plaisir, se rendre compte qu'il y a dans ces pratiques quelque chose de fondamental. Dans le crochet notamment, Meghan Shimek découvre une activité avec laquelle « on peut aller dans toutes les directions ». C'est-à-dire, non seulement, que la technique ne présuppose pas un bon sens dans lequel placer et regarder l’œuvre finale (car on peut crocheter en tous les sens et à l'infini), mais encore, une activité qui peut valoir par elle-même, en tant que telle, où la production n'est pas tant un but qu'un moyen, voire parfois un prétexte, pour se mettre en situation de faire, de fabriquer encore et toujours, de se maintenir en activité, d'investir son corps et de concentrer son esprit.
Il a pourtant fallu des années pour que l'évidence se fasse ressentir. Comme d'une personne qu'on fréquente longtemps avant de se rendre compte qu'on l'aime, Meghan Shimek tombe follement amoureuse du tissage, mais à retardement. C'est, selon ses mots, « un hobby devenu incontrôlable », qui s'est mis à prendre de plus en plus de place et d'importance, parce qu'il prenait de plus en plus de sens. Si les pièces en fibre de laine brute tissée qu'elle produit s'exposent désormais dans des galeries d'art sur plusieurs continents, elles relèvent d'un désir semblable à celui qui fondait ses hobbies : faire de la production une sorte de méditation, d'où émergent des formes libres, des objets abstraits aux contours indécis, mouvants, voire exponentiels. Activité méditative, l'engendrement de ces masses tendres et sculpturales a donc également pour elle une qualité curatrice, bienfaisante, qui s'est pleinement révélée au moment d'une crise existentielle où toute sa vie a semblé devoir se disloquer. En quelques semaines, un divorce et le décès de son père, advenus coup sur coup, ont rendue centrale cette question : « à quoi est-ce que l'on s'attache ? » Ses installations toutes en nœuds, en liens, suspendues au plafond ou aux murs, sont venues s'inscrire dans ce questionnement, pour tenter d'y répondre par la douceur. C'est une tension, un équilibre délicat qui s'y fait sentir, entre pesanteur et légèreté, mais aussi entre la douceur, la chaleur du matériau et la forme contrainte, torturée, emberlificotée que lui donne le tissage. Cette réponse n'est pas seulement formelle, mais encore sensible, émotionnelle : par ses œuvres, Meghan Shimek a appris à prendre l'espace, se le réapproprier, c'est-à-dire à l'occuper de façon légitime autant que dynamique, active, par les mouvements de son corps autour de l’œuvre en train de se faire.
Son intérêt croissant pour le Shibari – ou Kinbaku, forme japonaise de l'art du bondage –, se rattache aux mêmes interrogations, mais les prend exactement dans le sens inverse. Ici c'est elle qui se fait attacher, et qui s'immobilise dans des cordes de jute maniées par un ou une autre. Dans cette contrainte du corps, dont elle parle comme d'un « gros câlin » c'est un versant complémentaire de l'attachement qui s'explore, celui d'une passivité, voire d'un emprisonnement apparent, où s'explore en fait, pour elle, une grande liberté intérieure. La fragilité et l'exposition de soi ne sont alors plus tant responsables d'une peur, que d'un sentiment paradoxal de force et de confiance en l'autre, en ses mains et son regard. La ressemblance plastique entre les œuvres que produit l'artiste, et son corps, encordé et suspendu – des deux côtés l'on trouve une matière organique en équilibre fragile, torturée et magnifiée, toute en tensions et saillies – n'est donc pas fortuite. Elle indique une intimité commune aux deux pratiques, une intensité émotionnelle qui se donnerait à lire dans deux sens inverses et complémentaires.Dans les deux cas, il s'agit encore de se lier à une pratique, de s'y attacher, d'entrer dans un monde d'activités, d'habitudes, de désirs et de sensations pour s'y laisser emporter, mais aussi de rencontrer une communauté et d'être accueillie par elle. C'est d'ailleurs sans discrimination que Meghan Shimek s'attache à tel ou tel monde – du tricot d'écharpe au Shibari, en passant par la sculpture textile géante mais aussi la cuisine – et qu'elle écoute son goût pour les arts les plus secrets ou les plus modestes : en est la preuve son acquisition récente d'une boîte de Legos, sur les conseils de son jeune fils, agacé de se voir encore et toujours piquer les siens.



Habiller Priape. À propos de la braguette et, plus généralement, des rapports complexes entre le sexe masculin et son enveloppe textiles / Pièce détachée (2019)



“Mes couilles, les femmes elles avancent bien en présentant les nichons, elles paradent avec, les femmes, mes couilles, j'ai bien le droit de les offrir, de les mettre en avant, et même, mes couilles, de les présenter sur un plateau. J'ai même le droit, elles sont belles, de les envoyer en cadeau à Pola Négri ou au prince de Galles ! »
Jean Genet, Le journal du voleur

L'habit bifide dans lequel le sexe masculin se trouve le plus souvent pris lors de ses apparitions publiques peut opérer, du point de vue de la monstration du corps, ce qui demeure impossible à la jupe, aussi courte soit-elle : prendre le sexe, le soutenir, mais aussi le mouler, le souligner, parfois même exposer très franchement ses états d'excitation. La zone de la braguette, parfois ample et pudique, peut d'autres fois s'animer d'ombres et de reliefs changeants, pour se faire vitrine des pensées de celui qui la porte. On se penchera ici sur quelques-unes des modalités de cette rencontre particulière entre l'anatomie et l'habit, sur les façons possibles qu'a le vêtement de mettre en avant la présence ou l'émotivité du sexe masculin. Autant que le problème de la décence et de l'affichage du désir, c'est la question de la mise en scène d'un corps masculin érotisé et esthétisé qui se pose, celle des modes possibles d'exposition et de contemplation de ses appâts. Pour tenter de répondre à ces interrogations, nous déploierons ici, non pas une série de silhouettes de mode à proprement parler mais plutôt une galerie de personnages, de figures morales plus ou moins fictionnelles, plus ou moins historiques. L'on privilégiera en elles l'examen de relations particulières entretenues par le corps et l'habit, de régimes singuliers de l'exhibition de soi où le vêtement réinvente à chaque fois sa façon de négocier avec le corps sexué pour en faire un spectacle.

Le bragard
Notre première figure constitue l'exemple le plus évident, on pourrait presque dire le plus caricatural, de mise en avant du sexe par l'habit : le « bragard » parade le bas-ventre orné d'une turgescente « braguette », étui pénien rigide mimant une érection éternelle et dont le conduit sert également de poche, réservoir à mouchoir, monnaie, fruit ou autre petit objet1. Son phallus textile, cas unique de vêtement figuratif, représentant au sens propre l'état corporel de l'érection, se pose comme métaphore vestimentaire de sa puissance masculine, et bénéficie entre les années 1520 et 1570 en Europe, notamment en France et en Angleterre, de la légitimité d'une convention de mode. Si le « bragard », « braguetteur » ou encore « bragueux » se veut viril et se présente comme un fier-à-bras à l'entrejambe toujours vaillant, il est aussi un homme très décoré et très coquet : ce sont au premier chef les grands souverains du XVIe siècle, Henri VIII et François Ier, qui incarnent ce type d'homme « élégant, fastueux et vantard 2», se battant à mains nues quand il le faut mais n'en dépensant pas moins des sommes astronomiques en vêtements. Leurs glorieuses braguettes renvoient, au même titre que leurs rivières de bijoux et que les somptueux tissus qui les recouvrent, à une conception triomphale3 de l'apparence masculine.Le costume du bragard est donc loin, on le comprend, de mettre en scène un sexe réel : il cache l'anatomie physique et en donne à voir une image rêvée, déployant sa narration de la virilité au moyen d'un art consommé de la pose et de l'auto-conviction. La forme déterminée, rigide et fixe de la braguette, quelle que soit l'humeur de celui qui la porte, reste une forme de convention, ne confessant rien des états réels de la chair. Au contraire, comme la pièce de costume militaire dont elle dérive (une coque de métal rembourrée) elle dissimule et protège l'intimité de tout regard intrusif. Elle n'est qu'un sexe de façade, un organe ornemental, toute recouverte qu'elle est de tissus de couleurs chatoyantes, de crevés ou de broderies. Si elle fait entrer le phallus dans la mode, c'est donc au prix de son idéalisation, et même de son abstraction vestimentaire : caché par le masque somptuaire qui le figure, le sexe de chair du bragard reste secret, s'oublie sous son spectaculaire double de tissu.

Pantalone
La symbolique virile dont relève la braguette se déploie, au XVIe siècle, dans le cadre d'un monde vestimentaire commun, institué et légitimé par la période : son adoption est généralisée, et touche toutes les classes sociales des décennies durant. Mais si on laisse le temps décaler notre regard, et si l'on oublie les codes qui soutiennent son premier succès de mode, cette pièce de costume apparaît toute autre. Pantalone, célèbre personnage de la Commedia dell'Arte, vieillard libidineux, avare et dupe de tous, chez qui la braguette survit comme attribut scénique jusqu'à la fin du XVIIe siècle, constitue à ce point un exemple éclairant. Son expressivité génitale acquiert une autre teinte morale, et un autre mode de signification : en plus d'un signe de décalage avec les temps, d'un retard sur la mode de près d'un siècle, elle devient chez lui le stigmate d'une érotomanie caractéristique, l'enseigne du type grotesque du séducteur hors d'âge qu'il incarne sur les scènes de théâtre italiennes. N'étant portée que par lui seul, elle se constitue, non plus comme symbole conventionnel de puissance, mais comme enseigne d'un désir tiraillant, tourmentant un vieil homme dont on sait qu'il ne bande plus. Elle parle de ce que Pantalone aimerait faire et vivre, de ce qu'il garde toujours à l'esprit mais qu'il fait cependant si rarement : plus encore que celle du bragard, elles est « pleine de vent4 », et tout le monde le sait. D'où le côté pathétique, ici, d'un faux sexe bravache en permanence promené, brandi aux yeux de tous et de toutes, mais sans plus faire illusion : son caractère postiche éclate au grand jour, ornant le bas-ventre d'un mari jaloux ou trompé dont le désir est devenu comique aux yeux d'un public sans pitié5.La braguette, renvoyant dès lors à une forme d'intériorité vécue – toute fictionnelle soit-elle, entre dans le domaine de la signalétique psychologique. Elle figure une brèche, une ouverture vers des états émotifs, des passions qui singularisent le personnage de Pantalone et dont la mise à nu réjouit le public. C'est bien un autre mode opératoire de l'habit qui s'observe ici : le faux-sexe fonctionne presque comme le ferait un poisson d'avril, enseigne d'un ridicule insoupçonné par celui-là même qui le subit.

Priape
Si elle peut se considérer comme le modèle imaginaire du vêtement dénonçant l'écart entre les rêves d'un homme et son état réel, la braguette dressée de Pantalone, bragard hors-d'âge, reste cependant dans le domaine de la volonté de paraître et de l'intention de séduire : elle s'arbore maladroitement, mais délibérément. Qu'en est-il d'un sexe qui parlerait contre la volonté de son porteur, qui viendrait contre son gré, déformer, malmener l'habit, pour véritablement trahir le corps à travers le vêtement ?On trouve chez Priape, dieu grec de la fertilité, un exemple frappant de cette relation de conflit, de contradiction entre l'anatomie et la vêture. Il est d'une obscénité autrement plus massive et plus embarrassante que Pantalone, car ce n'est pas une braguette incurvée qu'il promène devant lui, mais son propre sexe, nu, démesuré et perpétuellement bandant, ne cessant de soulever ou d'écarter les vêtements qu'il porte6. Cet état le rendant difficile voire impossible à vêtir, on le représente soit couvert d'une toge légère, que son gros membre repousse allègrement, soit tout à fait nu. Comme l'explique écrit Maurice Olender, son « vêtement toujours retroussé » le rend indécent, inapte à la vie en société, et le condamne à un irrémédiable célibat : se présentant aux yeux du monde sans artifice ni pudeur, tel qu'en lui-même, « laid et difforme7 », il effraie tous ceux dont il s'approche. Car il « porte la marque d'un excès de visibilité », le maintenant hors des normes de beauté et de civilité, toutes deux fondées par « l'art de l'allusion, le détour, la transformation8 » que son anatomie, rétive à tout enveloppement textile et à toute pudeur, ne peut pratiquer. Pour cela, il est voué à éjaculer en solitaire dans l'herbe des jardins qu'il est protège, et constitue ainsi une figure malheureuse, presque tragique de solitude amoureuse, portant son érection disproportionnée comme une déformation ou une tare, presque une malédiction.Se fait ici sentir le manque du vêtement en tant que contenant, et plus précisément comme instrument de continence : contrairement aux inefficaces toges de Priape qui laissent libre cours à tous les élans de sa virilité, le pantalon fait usuellement office de garde-fou, de frein des élans du sexe. Il modère le contraste entre la ligne horizontale du corps et la ligne verticale de l'organe gonflé, réduit l'angle droit à l'expression moins dramatique d'une bosse, simple saillie tendant vers l'indistinction. C'est à ce prix que l'érection réelle peut exister publiquement, n'étant alors plus qu'une proéminence textile, le signe lisible mais socialement tolérable d'une excitation empaquetée, prise sous des couches de vêtements et de sous-vêtements : c'est précisément parce que le membre indiscipliné et par trop visible de Priape ne peut se résoudre à cet emmaillotement qu'il le condamne à l'opprobre et à la solitude.

Le danseur
On trouve d'ailleurs dans les formes les plus conventionnelles et communes de mise en avant du sexe masculin une exagération de ce caractère abstrait, par lequel il devient simple renflement, monticule. Ainsi, notamment, du très convenable sexe du danseur de ballet classique, rehaussé et transfiguré par les couches successives de sa coquille, de ses collants et de son léotard. Comme l'expose l'écrivain et historien du cinéma Noël Herpe c'est ce « carcan » par lequel il est à la fois « montré et caché, affirmé et écrasé9» qui lui permet de se constituer en point focal de la silhouette sans que personne n'y voie malice, mais aussi plus généralement d'exister en tant qu'objet esthétique. Pour lui, les jambes et le sexe du danseur accèdent avant même de danser, du seul fait de son costume, à une autre forme d'existence, relevant du rêve et de l'imaginaire. Il envisage même le collant comme symbole premier d'un pouvoir quasi-magique du vêtement, qui ne se résume pas en une simple sublimation de la génitalité : son fin pelliculage constitue le premier pas d'une transformation du corps en statue, en œuvre d'art. Cette faculté de transfiguration qu'a le costume du danseur, si elle est constitutive de tout habillement, prend chez lui une acuité particulière, dans la mesure où son corps est moulé, exhibé à l'extrême, et où l'habit se réduit à son expression la plus minimale. L'homme en collants, exposant ainsi ses « attributs virils », muscles ou sexe, se déplace par ailleurs dans une zone d'ambiguïté et d'équivoque sensible, où se fait ressentir, comme l'écrit encore Noël Herpe, « l'empreinte d'un être évanoui », « le souvenir d'une reine morte10 ». C'est en fait là où le bragard se voulait le plus mâle que le danseur se révèle le plus ambigu, laissant entrevoir, dans la proéminence même de son sexe, une tendance à l'indistinction des genres, une forme de grâce et de fragilité, de vulnérabilité. Il n'y a pas là de quelconques qualités féminines qui viendraient se rattacher au danseur par le fait de la délicatesse de son art, mais des attributs identifiables, si l'on s'y rend attentif, dans tout ce qui vit et meurt, tout ce qui s'élève vers le ciel pour s'effondrer un jour, et menace dont sans cesse de s'écrouler11. Ainsi donc d'un sexe de chair porté en gloire à condition d'être soutenu, écrasé, protégé par des couches textiles faisant saillir sa vulnérabilité constitutive, mais faisant aussi de lui, pour quelques heures, un début d’œuvre d'art.

1Jean-Claude Bologne, Histoire de la coquetterie masculine, Paris, Perrin, 2011, p. 1532Ibid, p. 1503Francois Ier pour sa rencontre de 1532 avec Henri VIII s'habille « merveilleusement triumphamment » d'un pourpoint à cent milles écus. Ibid, p. 1434Selon l'expression de Rabelais, moquant dans Gargantua « les hypocritiques braguettes d'un tas de muguets [damoiseaux] qui ne sont pleines que de vent, au grand préjudice du sexe féminin »5Pierre-Louis Duchartre, La comédie italienne : L'improvisation, Les canevas, Vies, Caractères, Portraits, Masques des illustres personnages de la Commedia dell'arte, Paris, Librairie de France, 1924, pp. 182 – 1866 Maurice Olender, « La laideur d'un dieu », Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques n°24, 2000, [En ligne] mis en ligne le 17 janvier 2009, URL : http://journals.openedition.org/ccrh/19627Ibid.8Ibid.9Noël Herpe, « L'ombre des jambes », Nouvelle Revue Française n°608, « De la tête aux pieds », avril 2014, p. 81 - 8710Ibid.11On pense ici à Seven Erections (2015) œuvre d'Arthur Gillet, un de nos deux modèles pour cette série : dans sept phallus de porcelaine dressés dont certains sont des vases, accueillant des bouquets, se reflètent en anamorphose une série de memento mori, progressivement recouverts par les pétales fanées. Alors même que le phallus se reconnaît ici pour image fondatrice de tous les monuments que l'on rêve éternels, du menhir à la colonne, il y est aussi miroir des vanités, incarnation par excellence de la caducité de tout symbole de pouvoir.

Tissus témoins : le trousseau de mariage d'Andréa de Bortoli / Profane (2019)



« Je savais que si je me mariais, c'était fini pour moi » se souvient Geneviève Capes, née dans les Landes paysannes de l'entre-deux guerres. Seulement on ne pouvait pas y échapper, tout simplement parce que « C'était comme ça ». Elle s'est donc mariée, en 1956, avec Antoine, homme insistant et jaloux, qu'elle n'aimera jamais. Pour sa petite-fille Andréa de Bortoli, ce mariage, renoncement forcé à la liberté, s'est aussi exprimé dans un vocabulaire vestimentaire : Geneviève, engrossée par Antoine et forcée de l'épouser, ne put se marier en blanc, mais marcha vers l'autel dans un tailleur bleu marine, portant publiquement le signe de sa déchéance et de la dépossession de son corps. Le trousseau de la mariée, la dot textile qui lui fut alors remise, est encore, aux yeux de la jeune créatrice, un symbole majeur de ce destin empêché et douloureux, rythmé par les renoncements : il est le fardeau, le « bagage maudit » de sa grand-mère.Il est vrai que la forme du trousseau, paquet textile composé de linge de corps, de maison et de table, et qui a longtemps constitué une des premières bases matérielles du destin féminin, porte en lui-même une importante force signifiante. Confectionné par les femmes de la famille, et souvent par la future mariée elle-même, il constitue une forme spécifiquement féminine d'héritage social et d'ancrage dans un mode d'existence commun, rythmé par des étapes obligatoires. Dans ses bonnets, draps, jupons, paires de bas, nappes ou châles destinés à suivre une femme tout au long de son existence, on découvre l'inventaire programmatique d'une vie à venir. Petites filles tissant leur futur drap mortuaire, ou jeunes brodeuses à peine mariées entrelaçant la première lettre de leur patronyme avec celui de leur mari, ici le travail textile se fait synonyme d'une temporalité collective avec laquelle on ne négocie pas. Cette dimension tragique du social est au cœur du « Trousseau de Mariage » produit à son tour par Andréa de Bortoli, comme collection de fin d'études à l'école Duperré. Distordu, fané, décrépi, celui-ci n'a pas été confectionné dans l'espoir d'accompagner un futur heureux, mais se présente d'emblée comme dépositaire du souvenir d'un passé brisé.

Trames familiales
Geneviève est plus que la muse du projet, elle en est à la fois la matière première et la raison d'être. La collection est née d'une volonté de transmettre son histoire, de l'offrir en héritage, notamment à ses enfants et à toute la famille, pour ancrer le souvenir dans des formes, des silhouettes, raconter ce qui a été perdu, gâché, se souvenir qu'elle a quitté l'école à quatorze ans « à cause des garçons », c'est-à-dire à cause de violences sexuelles dont elle sera l'objet, et qu'elle a vécu son mariage avec Antoine comme « une prison ». À son histoire, se mêle celle de Raymonde, tante d'Andréa, qui épousa Alcide, le frère d'Antoine. Mais tandis que Geneviève se marie de guerre lasse, par résignation, si ce n'est par épuisement, Raymonde fait un mariage d'amour. Lorsque l'on interroge Andréa sur son travail, elle ne parle pas de mode, mais, encore et encore, de cette histoire familiale, c'est-à-dire des destins croisés des deux landaises désormais octogénaires. Avec l'aide de sa mère, elle a mené une grande enquête sur le passé de Geneviève et Raymonde, pour reconstituer les trames de leurs existences, en collectant leurs vieilles lettres, rassemblant d'anciennes photographies, mais aussi en les interrogeant patiemment, lors de longues conversations. De cette enquête naîtront des vêtements et des accessoires, composant des « sculptures vestimentaires », mais aussi des illustrations, des assiettes sculptées, et un film documentaire où les deux femmes prennent corps, et parlent. Tout un trousseau mémoriel donc, notamment destiné aux enfants des ces deux dernières, premiers spectateurs bouleversés des confessions filmiques tard-venues de Geneviève.
Des robes couleur de temps
De l'enquête menée, Andréa explique que la collection de vêtements est juste une trace, ou plutôt une transposition, une reformulation, à cause de quoi elle a souvent craint de parler à la place de l'autre, de faire de l'histoire familiale un prétexte, une matière de mode, dont le sens serait finalement méconnaissable. La famille a préféré le film ou du moins l'a mieux compris, se l'est plus facilement approprié. La question posée par cette diversité des médiums et de leurs réceptions n'est pas anodine : de quelle histoire peut se charger le vêtement, s'il ne s'augmente pas de discours, de documents, d'images et de mots ? Que peut-il transmettre, de quoi peut-il témoigner, surtout lorsqu'il n'est pas un document d'époque authentique, mais une représentation actuelle et subjective du passé ?La collection « Trousseau de mariage » semble pourtant pouvoir parler d'elle-même, organisée comme un récit, ou selon les mots de son auteure comme une fresque, autour de trois silhouettes imposantes, les « sculptures vestimentaires » aux multiples strates, dont chacune représente une période de la vie de Geneviève – enfance, mariage et vieillesse. Aussi massives au premier regard que fragiles dans le détail, celles-ci se décomposent et s'effeuillent en épaisseurs de tissu, de papier mâché ou de prothèses diverses : ventre amovible de femme enceinte, perruques solidaires de leurs voilettes, épaisses boucles de ceintures en pâte à sel ou délicates fleurs séchées enserrées dans du tulle viennent composer des ensembles hétéroclites ressemblant à des abris de fortune. Ceux-ci, que le corps ne peut pas tant porter que supporter, se font l'incarnation d'un destin pesant, encombrant, dans lequel on n'est jamais à son aise. Ils sont faits pour l'immobilité : mis en mouvement, la lourdeur sonore de sabots ou d'une massive cloche de bétail empêche vite d'imaginer partir trop loin. Mais s'ils convoquent ici de façon spectaculaire le monde de la classe populaire paysanne, c'est aussi pour en porter les couleurs avec élégance, dignité et beauté. La finesse figurative des détails – fleurs accrochées au bas d'une jupe, chapeau peuplé des brebis dont Geneviève a été la bergère – racontent autant l'enfermement que ce qui lui échappe, ses quelques marges de liberté, d'innocence ou d'espoir, notamment les moments heureux de la première jeunesse. Œuvres à la fois sensibles, symboliques et documentaires, ces sculptures, qui sont aussi des fresques, sont encore des reliquaires : une jupe blanche est par exemple faite dans du vieux linge de la grand-mère d'Andréa.De toute ces façons elles témoignent, parlant à demi-mot d'habitudes, de secrets, de fatigues quotidiennes, comme le feraient des vêtements longtemps portés et devenus, à force, des organes surnuméraires, signifiants et marqués au même titre que le corps lui-même.

Les ornements paradoxaux / Charbon (2018)




« À bas le Ritz, vive la rue ! » : depuis ce cri d'Yves Saint Laurent en 1965, l'idée d'un podium à même la ville n'a cessé de travailler les discours d'une mode qui rêve de démocratie. La rue, espace ouvert aux quatre vents où tous prennent part à la grande fête des apparences, creuset où d'autres usages du corps et du vêtement s'expérimentent et s'inventent, lieu d'émulation stylistique d'une mode non seulement plus modeste économiquement, mais aussi moins conventionnelle, plus libre, débridée ou décontractée dans ses formes, est devenue le symbole d'une culture vestimentaire vivante, loin du vieux monde élitiste de la couture.

Dans cette mythologie contemporaine, la rue se définit comme un anti-podium : si le défilé se constitue selon un schéma purement vertical, incarnant la vision unique d'un couturier, figure d'autorité quasi-transcendante, offrant selon un calendrier régulier son oracle à une assistance ébahie et respectueuse, la rue offre quant à elle le spectacle d'une myriade de propositions stylistiques, émanant d'une masse qui n'est même pas un groupe constitué, mais où chacun, à travers la responsabilité de sa propre apparence, se rend à son échelle, responsable de la mise en image du corps humain. Au démiurge solitaire s'oppose un collectif multipolaire, à la fois vague et dynamique, au sein duquel chaque œil est responsable et créateur, mais aussi, où chaque corps se trouve engagé. La rue est un lieu d'échange, de partage, d'inspiration commune, tandis que le podium reste le lieu d'un discours unilatéral. Dans la rue, la discussion, la conversation ; sur le podium, le monologue. Les podiums, si l'on veut, se présenteraient plutôt comme des jardins à la française, bien ordonnés, où des idées longtemps pensées et sélectionnées se suivent en rang d'oignons, de façon à être le mieux digérées possible, mais aussi de façon à constituer un ensemble cohérent et harmonieux ; par opposition, la rue serait plutôt un jardin à l'anglaise, où les idées poussent dans une apparence de désordre, empiètent les unes sur les autres, dans une liberté qui ressemble de loin à une anarchie superbe, et de près, à une sauvagerie de charme.

Quand des styles nés dans la rue commencent à exercer leur influence sur les podiums, ce à quoi l'on assiste est d'abord l'ébranlement d'une mode institutionnelle et unilatérale par une imagination collective ancrée dans des expériences vécues. Ce que l'influence grandissante de la rue remet en question, c'est la professionnalisation de l'imagination et de la fantaisie vestimentaire, et donc l'organisation pyramidale de la mode, avec à son sommet la super-instance du studio de Haute-Couture comme lieu de créativité indétrônable et insurpassable. La fascination des milieux de la mode pour la rue signe le début d'une dissolution de leur pouvoir, car si le couturier qui se met à son écoute reste l'émissaire d'un pouvoir symbolique fort, il se voit de cette façon, réduit à la fonction de médium secondaire, médium à l'écoute des mouvements des foules, désormais considérées comme premières à ressentir et exprimer les changements de l'air du temps.

Mais si la rue, lieu de passage de la foule, s'envisage donc d'abord en symbole de la multiplicité, elle est aussi le point de chute d'une catégorie sociale spécifique, de ceux qui ne peuvent aller nulle part ailleurs, ceux qui errent, qui traînent et qui zonent : en « descendant dans la rue », on rencontre aussi ceux qui y vivent, jour et nuit, et la mode ne va pas non plus tarder à se saisir d'apparences et d'attitudes non seulement plus modestes, mais ostensiblement pauvres, ou encore liées à des états de marginalité, de déchéance et de ruine, à les adopter consciemment et volontairement, pour en faire les véhicules d'une nouvelle forme de prestige esthétique. En 1971, Jean-Loup Sieff peut ainsi faire poser pour le magazine Nova une mannequin à même le sol de Londres, vagabonde ou clocharde fantasmatique, couverte de fourrures et affalée sur l'asphalte, serrant un grand chien entre ses bras. Et c'est une même transfiguration de la marge que l'on trouve à l’œuvre dans les vêtements inachevés, usés, déchirés ou encore recyclés de Kawakubo, Yamamoto et Margiela dans les années 1980 et 1990, jusqu'à la collection « Clochards » de John Galliano pour Dior en 2000, où de grandes robes de soie miment l'apparence du papier journal dont s'entourent ceux qui n'ont pas les moyens du tissu.

S'il y a alors scandale et que la presse de l'époque qualifie d'« abjects » les haillons haut-de-gamme de Galliano, de même d'ailleurs que le défilé de Margiela dans un terrain vague du XXe arrondissement parisien a pu être qualifié de « voyeuriste », il n'y a pourtant pas là une nouveauté si radicale. Au début du XIXe siècle déjà, lorsque l'on commençait chez les hommes du grand-monde à trouver vulgaire un habit trop visiblement neuf, quelques dandys se drapèrent, comme le raconte Barbey d'Aurevilly dans son essai sur Brummell publié en 1845, dans des tissus volontairement usés : « Un jour même, le croirait-on ? les Dandys ont eu la fantaisie de l'habit râpé. C'était précisément sous Brummell. Ils étaient à bout d'impertinence, ils n'en pouvaient plus. Ils trouvèrent celle-là (…) de faire râper leurs habits avant de les mettre, dans toute l'étendue de l'étoffe, jusqu'à ce qu'elle ne fut plus qu'une espèce de dentelle, - une nuée. ». Ces fantaisies annoncaient déjà le renversement sociologique qui fait passer la culture de mode du trickle down au trickle up, inversion du sens de propagation des tendances – du haut vers le bas de l'échelle sociale, les plus pauvres imitant approximativement des modes inventées plus tôt par et pour les plus riches – pour que naisse, comme on l'observe si bien à l'époque contemporaine, une culture de la distinction au second degré, que l'on pourrait aussi appeler coquetterie paradoxale, où les plus fortunés prennent exemple sur l'imagination de ceux qui sont forcés à la débrouille, au bricolage et au rafistolage.

Devant cette mode qui, dès lors, ne connaît plus de haut ni de bas, ne fait plus de différence entre le glorieux et l'infâme, se saisit de tous les stigmates de la pauvreté pour s'en faire des bijoux, on peut aussi se souvenir d'Apollinaire, rêvant en 1916 dans Le poète assassiné d'une mode transfigurant toutes les substances les plus communes pour en faire les accessoires d'une coquetterie sans hiérarchie :  « Toutes les matières des différents règnes de la nature peuvent désormais entrer dans la composition d'un costume de femme. J'ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège. Elle valait certainement les charmantes toilettes de soirée en toile à laver qui font fureur aux premières. Un grand couturier médite de lancer les costumes tailleur en dos de vieux livres, reliés en veau. »
Cette mode comme art du déplacement et du détournement, mode qui « devient pratique et ne méprise plus rien », qui « ennoblit tout », est encore chez Apollinaire du domaine de la fantaisie et du plaisir de mettre le monde à l'envers. Mais ces robes en objets recyclés, ces tenues qu'il imagine « bizarrement tachées d'encre » sont aujourd'hui le lot commun d'une mode qui en effet, ne peut plus rien mépriser, ou du moins ne méprise plus les mêmes choses : avec le sacre du vêtement pauvre, c'est toute la structure symbolique, toutes les valeurs qui fondaient le prestige à la fois esthétique et social de la mode qui se réinvente. C'est-à-dire que ce qui désignait honteusement le corps pauvre – le trou, la tache, l'usure du vêtement, mais aussi le relâchement du corps ou les lieux publics auxquels il appartient – se trouve investi de valeurs nouvelles, d'un prestige qui a fini par transformer ces tares en ornements précieux. Et la rue, lieu par excellence du hasard, du désordre et de l'absence de hiérarchie, vient tout naturellement se poser en symbole de cette redistribution, de cette réinvention de la langue vestimentaire.



L’exposition de mode à inventer / MAGAZINE (2017)



Supposons que notre nouvelle ministre de la culture, affligée par le manque d'inventivité des expositions de mode contemporaines, décide de créer un centre pour l'exposition expérimentale du vêtement, et qu'elle me nomme à sa tête. Devenue directrice et curatrice suprême d'un lieu de mode où tout est permis, à quels fantasmes pourrais-je alors me laisser aller ?
J'essayerais, avant toute chose, d'organiser des expositions de mode où l'on regarderait autrement les vêtements, non plus comme des statues, des tableaux ou des reliques, mais comme des choses vivantes. Pensés pour accompagner le corps, liants d'une vie collective, ils sont réduits, lorsqu'on les expose comme on le fait la plupart du temps, à l'état de peaux mortes, de fragments inertes. J'aurais donc à cœur, une fois entrée en fonctions, de ne pas les mettre sous verre, mais de leur rendre le mouvement, en les portant à la scène sur des corps animés et agissants, pour faire de l'exposition de mode un spectacle capable de rendre à l'habit un peu de sa richesse existentielle, sociale, émotionnelle. Quitte, bien sûr, lorsque l'on voudra montrer des vêtements anciens, fragiles ou précieux, à en donner à voir des reproductions modernes pour que ceux qui les portent soient libres de bouger à leur aise – le budget de mon institution étant illimité, et la ministre approuvant l'idée d'une nécessaire sortie, en matière de mode, d'une obsession fétichiste pour la pièce d'époque, ce ne sera en rien un problème.

Expériences imaginaires
Ma première idée sera de proposer des reconstitutions historiques, plongeant le public dans des reproductions grandeur nature de lieux où le vêtement se crée, s'achète, se montre à une époque donnée : boutiques de tailleurs, réceptions mondaines, salles de concert ou grands magasins accueilleraient des tableaux vivants, conversations et déambulations d'une foule en costume d'époque. Le vêtement, ainsi situé dans un environnement qui lui serait « naturel », au cœur d'un époque, d'une ambiance, ne serait plus orphelin mais rayonnerait avec tout l'esprit de son temps, se contemplerait comme l'on contemple une fleur dans son paysage. À cette idée assez séduisante, on peut tout de même objecter, d'abord, que l'institution accueillant de tels événements se rapprocherait dangereusement d'un parc d'attraction à thème historique, du style Puy du Fou, et ensuite, que dresser de grands panoramas esthétiques et sociaux où viennent s'inscrire les vêtements les éclaire d'une certaine façon, mais ne nous aide pas vraiment à les penser.
Pourquoi ne pas, dans ce cas, procéder tout à fait à l'inverse, et mettre les vêtements sur scène pour mieux les isoler, pointer les forces qui sont leur appartiennent en propre, en tentant de se saisir de certaines rencontres ou situations où ils tiennent le rôle principal. On laisserait tomber l'histoire du costume, pour aller vers des histoires de vêtements. Les spectateurs assisteraient à de courtes scènes, qui montreraient comment les habits organisent et hiérarchisent la vie sensible, sociale, morale... Par exemple :Deux hommes, dans les années 1950, se prennent pour les rois du monde – dans l'espace de quelques mètres carrés, ils sont les plus beaux – jusqu'à l'arrivée d'un mâle alpha habillé « à la mode américaine », qui sans même leur jeter un regard, les fait soudain se sentir ridicules. Fascinés et humiliés, ils ne savent plus où se mettre, mais ne peuvent se résoudre à quitter la place, parce qu'ils voudraient bien encore contempler son blouson. Une version XVIIIe siècle serait possible, avec deux bourgeois de province et un gentilhomme à la mode parisienne.Si l'on veut parler du contemporain, on pourrait par exemple exposer l'entrée d'un homme en short d'explorateur, luisant de crème solaire, dans un café à la mode, créant dans son sillage un mouvement de désapprobation. Chaque réaction particulière de la foule élégante, chaque mimique, geste de condamnation, chaque rire et commentaire murmuré seraient rendus. Ou encore, assister à une très longue discussion sur une grosse dame en minijupe, mais à différentes époques, pour comparer les arguments propres à chaque société.À travers ces scènes, il serait beau de parvenir non seulement à exposer les vêtements avec les corps, mais aussi avec tout ce qui s'agite à la surface de ces corps, tous les regards, mouvements, conversations infinies que le vêtement suscite. Les jugements, les interdits tacites, les audaces, les inconsciences, les façons de séduire, de s'engager, de se mettre en danger. Idéalement, ce musée du vêtement vivant se constituerait en miroir grossissant d'une place publique, où adviendraient des rencontres furtives, où des groupes d'êtres se croiseraient, se reconnaîtraient, s'inspecteraient les uns les autres. Il y a aurait là de véritables ballets à créer.
Une autre possibilité, pour déplacer un peu nos regards, serait encore de mettre à profit la distance imaginaire entre les spectateurs et les acteurs de ces événements, entre ces deux groupes de gens habillés – pour dénaturaliser, inquiéter notre propre habillement : on ferait patienter la foule dans une grande salle vide, à travers laquelle passeraient régulièrement des groupes « en costume », comme des nuées d'oiseaux, qui les envelopperaient, les frôleraient, discutant entre eux ou commentant bruyamment leurs propres costumes, mais aussi la bizarrerie des habits contemporains qu'il ont à ce moment l'occasion d'observer. Comme les coupes sont pauvres et les pantalons serrés, comme les tissus sont vilains, etc. On n'ira pas jusqu'à lyncher nos spectateurs, mais il serait drôle de les embarrasser un peu, pour inverser notre habituel ébahissement devant les costumes anciens.
En suivant cette piste, on pourrait même habiller les spectateurs eux-mêmes de reproductions de vêtements d'époque. Toute une garde-robe serait à leur disposition, et peut-être quelques majordomes et femmes de chambre, pour leur présenter les modèles et les aider à s'attifer. Le premier arrivé se promènerait tout seul dans une salle, peut-être remplie de miroirs, avec une drôle de sensation de lui-même, tout corseté, tout empesé, ou bien tout drapé, c'est selon, mais au fur et à mesure de l'arrivée des autres spectateurs, sa propre silhouette lui semblerait de moins en moins étrange. Il observerait alors des habits historiques comme on observe des habits contemporains : en se retournant sur quelqu'un, en ne voyant jamais tous les détails du tissu parce que l'autre est déjà loin. Comme dans une petite arène, les spectateurs seraient lâchés dans leurs costumes, déambuleraient un certain temps en s'admirant les uns les autres, mais sentiraient aussi ce que le vêtement fait à leur propre corps, comment ils sont forcés de marcher, de bouger, de se tenir dans ces tenues anciennes. Ce serait une sorte de défilé en pagaille, où les vêtements passent de corps en corps, où public et mannequins se confondent.

Tentatives réelles et frilosités
Le modèle canonique du défilé, dans l'extrême simplicité de ses codes, encourage d'ailleurs à une infinité de détournements et de perversions, et c'est à son esthétique – pour en venir à des expérimentations ayant dépassé l'état de fantasme – qu'empruntent souvent ceux qui tentent aujourd'hui de faire vivre autrement le vêtement : ainsi des défilés informels et ravageurs qu'organise la revue en ligne Nouvelle Vogue1, aux thématiques provocantes (« Les roux ont une âme », « Cagoles » etc.) ou de l'événement DRAGUE que l'on a pu voir l'année dernière à la galerie l'Amour, à Bagnolet, où une foule de jeunes hommes travestis, transformés, aux corps peints, pailletés ou augmentés se succédaient sur un podium pour offrir à leur public un florilège de beautés post-genre, chacune incarnée par une morphologie, une attitude, un charisme singulier. Dans une veine plus minimaliste, le dernier spectacle d'Olivier Saillard, Couture Essentielle, proposait un défilé sans vêtements, où de grands pans de tissu noués, dénoués, drapés en un geste par d'anciennes reines des podiums suffisaient à faire image, chorégraphie, souvenir, évoquant par métonymie toute une vie dans la mode. Célébration des arts de l'apparence mais aussi moments de théâtre – approximatifs ou éblouissants – tous ces défilés théâtraux sont des bouffées d'air frais, parlant de vêtement sans parler de marques, hors logique publicitaire aussi bien qu'à l'écart d'une « grande histoire » du vêtement (peut-être à l'exception de Saillard, plus mythologique dans sa nostalgie), grande histoire qui reste bien trop souvent une histoire du luxe et de la pièce d'exception, merveilleuse, bien sûr, mais extrêmement restreinte.Il paraît par exemple aberrant de penser que le Barbican Center de Londres, qui proposait jusqu'à février dernier une exposition sur le passionnant thème du « vulgaire », n'a presque donné à voir que des vêtements de créateurs (quelques pièces de costume historique mis à part), des pièces folles, bien sûr, audacieuses, démesurées, mais des objets tout de même éminemment prestigieux et légitimes, parce que nés dans le sacro-saint giron de la fashion week. Difficile en effet pour nos musées d'imaginer montrer, même dans le cadre d'une telle exposition, le véritable objet du conflit, des vêtements loin de la haute-mode, ceux que l'on irait chercher dans les vitrines criardes de magasins à bas prix, et que l'on pourrait même mettre en opposition avec des modèles prestigieux, pour essayer de mettre le doigt sur la frontière qui sépare l'élégance de la vulgarité, pour tenter d'exposer les barrières que trace le goût. Et on ne peut, plus généralement, que regretter le désintérêt des grandes institutions pour les garde-robes banales, les placards anonymes, populaires, qui écrivent pourtant une histoire du vêtement tout aussi capitale. Exposer de telles pièces reviendrait un peu à faire de la micro-histoire, prendre une époque par une de ses incarnations les plus communes, pour se poser d'autres questions. Comme, dans notre cas, la question de l'élégance modeste des petits bourgeois, mais aussi de l'habillement des classes les plus pauvres à travers le monde, du vêtement de peu, voire des habits de fortune sans-abris, lieu d'imagination hallucinante. Pour écrire une autre histoire, ou du moins enrichir celle qui existe déjà, et rendre justice à d'autres imaginaires vestimentaires.1